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particulières et selon l’intérêt de l’ensemble ; de les associer à une destinée commune, de les gouverner selon une même direction ; le type de l’État sera la République française ; l’intérêt commun, l’indépendance commerciale, industrielle, maritime du continent ; la direction, la politique française : pax romana. Les rois en ont formé le rêve ; les révolutionnaires l’ont agité. Les pièces de l’édifice sont incohérentes, sans doute, et disloquées ; mais il n’est que de les ajuster ensemble, et l’ouvrage se ramène à exécuter en Europe ce qui a été accompli en France par la Constitution de l’an VIII. Finir la guerre est, aux yeux de Bonaparte, une opération du même ordre que finir la Révolution. Il n’y est besoin ni de plus de génie ni peut-être de plus de temps que pour réorganiser l’administration en France, les départemens, les routes, les finances, la justice, et achever la rédaction du Code civil. Toutefois, au puissant levier dont il dispose il faut un point d’appui. Il croit l’avoir trouvé, ce sera la Russie.

Il la cherche depuis des semaines et voilà qu’elle vient, qu’elle se donne. En janvier 1801, à l’heure opportune, à l’heure où Pitt lâche la partie, Bonaparte reçoit ces mots de Paul Ier : « Me voici prêt à vous écouter et à m’entretenir avec vous. » Un plénipotentiaire suit le courrier qui porte la lettre : il arrivera dans quatre jours, dans dix on sera d’accord ! Bonaparte se juge maître des choses, et tout lui paraît consommé. Il dévore cette paix qu’il n’a pas encore signée avec l’Angleterre ; il escompte cette alliance qu’il n’a pas encore conclue avec la Russie. Il voit la République française le premier État du monde ; la « grande nation » représentant la Rome antique ; et, dans cette « paix française » de l’Europe, il se voit le créateur, le régulateur de l’immense machine à gouverner le monde, le premier citoyen de l’univers !

Tout s’ébranle, s’éclaire, s’ordonne, se cristallise comme par un éclat électrique, en sa pensée, dans l’espace de vingt-quatre heures[1]. « La paix avec l’Empereur n’est rien en comparaison d’une alliance qui maîtrisera l’Angleterre et nous conservera l’Égypte. » — « Ils tentent un débarquement en Égypte ! L’intérêt de toutes les puissances de la Méditerranée, comme de celle de la Mer-Noire, c’est que l’Égypte reste à la France. Le canal

  1. Lettres à Talleyrand, 20 janvier ; à Joseph, 21 janvier ; — Cf. à Menou, 15 janvier ; à Forfait, 13 janvier ; arrêté du 20 janvier 1801.