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Consul. La France a perdu sa marine et ses colonies : la paix seule lui peut permettre de reconstituer sa marine et de porter aux colonies cette exubérance guerrière et conquérante, désormais inutile en Europe. Mais, en cette conception même de la paix, Bonaparte se trouve, dès l’abord, plus séparé de l’Angleterre, par plus de rivalités, plus de jalousies et plus de conflits irréductibles que par cette guerre qu’il s’agit de suspendre : la guerre pour la possession des Pays-Bas. Au fond, la lutte ne fera que continuer. L’Angleterre a défendu dans les Pays-Bas ses débouchés ; les Pays-Bas perdus, elle entend se procurer, en France même, des débouchés nouveaux, et, par la concurrence de ses produits, écraser le marché, étouffer dans son germe l’industrie française renaissante. La France a voulu les Pays-Bas pour étendre ses côtes, développer sa marine, s’élancer sur les mers ; elle veut la paix pour travailler, refaire sa fortune. La condition de la paix, pour l’Angleterre, sera un traité de commerce ; pour la France, un tarif de prohibition ; pour l’Angleterre, l’Inde et l’Afrique interdites à la France, le resserrement de la France dans ses limites nouvelles, en attendant le refoulement dans les anciennes ; pour la France, l’effort à sortir de ses limites et à se porter aux colonies. Enfin, la Méditerranée. Voilà ce qui fait, pour des années, la lutte irrémédiable et la paix illusoire.

La grande chimère de Bonaparte est d’avoir cru cette paix possible, et de l’avoir cru jusqu’aux dernières catastrophes. Cette chimère, qui trahit chez ce grand réaliste un côté de spéculation dans l’espace, un fond de mathématicien et d’idéologue sans quoi, d’ailleurs, il n’eût pas été complètement de son siècle et ne l’eût point dominé, — c’est l’idée a priori, qu’il y a une limite, une fin logique, un système coordonné et définitif dans les choses humaines ; que la raison de l’homme peut concevoir ce système, et la main de l’homme le disposer ; c’est le postulat, que toutes les questions posées en Europe peuvent être résolues ; que tant de luttes qui déchirent cette Europe peuvent se terminer au profit de la France, pour sa plus grande gloire et sa plus grande prospérité. Il s’agit de la rendre arbitre de l’Europe et de lui conserver l’arbitrage. Il s’agit d’acquérir assez de puissance réelle, d’exercer assez de prestige pour organiser ce chaos, redresser, labourer ces terres bouleversées, les distribuer selon un ordre naturel, réunir ou séparer les peuples selon leurs affinités