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nommer, du moins sur ses conseillers, ce qui était le désigner clairement, et il terminait en disant : « Voilà la pure vérité ; là même que M, de Vendôme a mandée au Roi, et que vous pouvez débiter sur mon compte : je suis Romain, c’est-à-dire d’une race à dire la vérité, un civitate omnium gnara, et nihil reticente, dit notre Tacite. Permettez-moi, après cela, que je vous dise, avec tout le respect que je vous dois, que votre nation est bien capable d’oublier toutes les merveilles que ce bon prince (le Duc de Vendôme) a faites dans mon pays, qui rendront son nom immortel et toujours révéré : injuriarum et beneficiorum æque immemores ; mais le bon prince est fort tranquille, sachant qu’il n’a rien à se reprocher, et que, pendant qu’il a suivi son sentiment, il a toujours bien fait. »

On peut penser le bruit que fit, non seulement en France, mais en Europe, cette lettre où l’héritier du trône était ainsi pris à partie. Ce ne fut pas tout. Le secrétaire attitré de M. de Vendôme, Campistron, « un de ces poètes crottés qui meurent de faim et qui font tout pour vivre, » dit Saint-Simon, écrivit une autre lettre, en comparaison de laquelle celle d’Alberoni « n’étoit que fleur et mesure, » et où il attaquait, dans les termes les plus grossiers, non seulement les conseillers du Duc de Bourgogne, qu’il traitait de marauds, mais le maréchal de Matignon lui-même, qui aurait dû passer en conseil de guerre pour avoir été du même avis qu’eux sur la retraite. Cette lettre ne reçut pas la même publicité que celle d’Alberoni ; les partisans de Vendôme se bornèrent à la montrer de main en main dans les calés, les spectacles, les lieux de promenade publics, mais sans en laisser copie[1]. Et comme si ce n’eût pas été assez, il en arriva bientôt une troisième, qui venait de plus haut. Elle émanait du comte d’Evreux, le propre neveu de Vendôme par sa mère, la duchesse de Bouillon, qui servait en Flandre avec le grade de maréchal de camp. En cette qualité, il avait assisté à la bataille d’Oudenarde ainsi qu’au conseil de guerre, où, seul avec Vendôme, il s’était opposé à la retraite. Cette lettre était adressée par le comte d’Évreux à son beau-père Crozat, qui, fier d’un tel gendre, n’eut garde de la tenir secrète. Plus mesurée que celle de Campistron, elle n’était pas moins désobligeante pour le Duc de Bourgogne, et la haute situation du personnage dont elle émanait, la proche parenté de

  1. C’est sans doute à cause de ces précautions que le texte de cette lettre, qui n’a jamais été publiée, est demeuré inconnu.