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foule silencieuse. Chacun avait l’impression de subir une injure personnelle... Tout à coup l’on vit sortir Will Mac Namara, le beau-frère de Luc Delmege, tenant entre ses mains le berceau de son plus jeune enfant. Son front était taché de sang ; et la foule, devinant le drame qui devait s’être passé, se poussa vers la maison avec un grand cri de colère. Le jeune officier anglais jeta sa cigarette, et vint se placer devant ses soldats. Un moment après, apparut la sœur de Luc, avec un de ses enfans sur sa poitrine et deux autres, tout effrayés, s’accrochant à ses jupes. Enfin ce fut le tour du vieux Delmege. La vue de ce vieillard, que toute la paroisse aimait et respectait acheva d’exaspérer la fureur des assistans. Les hommes proféraient des menaces entre leurs dents, les femmes pleuraient. Pendant deux siècles, les Delmege avaient demeuré dans cette maison ; une belle race, avec de nobles traditions d’honneur et de charité. Arrivé sur le seuil, Mike Delmege s’arrêta un instant ; puis, suivant la coutume, il s’agenouilla et baisa pieusement le seuil qu’il avait jadis franchi pour aller à son baptême, le seuil où il avait conduit sa jeune fiancée toute tremblante. Puis il se releva et resta immobile, comme s’il ne pouvait se résigner à faire le dernier pas. Un des bailiffs, impatienté, le poussa en avant : le vieillard chancela et s’abattit sur le sol. Alors la fureur de la foule ne se retint plus : des cris s’élevèrent, des cailloux volèrent. Et Luc, dont le cœur battait à se rompre, s’élança vers la maison ; tout le monde le suivit. La police, surprise, recula ; mais un jeune sous-inspecteur, éperonnant son cheval, se précipita sur le prêtre et lui asséna sur la poitrine un coup du plat de son épée. Cependant Luc, désormais, ne craignait plus rien. Il lui semblait que c’était la cause tout entière de l’Irlande qu’il défendait ; la soif du martyre lui brûlait le sang. Arrachant, de sa forte main de paysan, l’arme qui l’avait frappé, il la brisa sur son genou, et eu jeta les morceaux au visage de l’officier.


Luc est condamné à six mois de prison, après lesquels son évêque lui confie enfin une petite cure, dans un village de la montagne. C’est là que vit désormais, tout au bonheur d’avoir compris et de pouvoir remplir sa véritable mission, l’ancien « premier des premiers, » le brillant prédicateur d’Aylesburgh, le prêtre qui a naguère rêvé de « civiliser » l’Irlande en y introduisant le culte des idées anglaises.


T. DE WYZEWA.