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vouloir adopter les mœurs et les idées anglaises. Les deux races sont trop différentes de nature, et une séculaire hostilité a creusé entre elles un abîme trop profond. Aussi bien la vitalité admirable de la race irlandaise tient-elle surtout à ce que cette race a su s’obstiner à rester elle-même, gardant fidèlement, d’âge en âge, sa façon propre de sentir et de vivre. Et, du reste, rien ne prouve que la civilisation irlandaise soit de qualité inférieure à la civilisation anglaise. elle ne repose point sur « les vertus païennes de l’ordre et de la propreté, * sur le goût du « progrès » et le culte des « lumières » ; mais peut-être ces choses ne sont-elles pas indispensables au bonheur, dans ce bas monde ni dans l’autre. Peut-être ne valent-elles point, à ce point de vue, les vieilles vertus irlandaises, que Luc a vues fleurir jadis dans la maison de ses parens, à l’ombre du clocher d’une humble église de village. L’ivrognerie même, pour être en Irlande plus découverte, plus publique qu’en Angleterre, n’y a point des conséquences sensiblement plus funestes. Sans doute, l’on doit souhaiter que les Irlandais boivent moins d’eau-de-vie, qu’ils tiennent mieux leurs maisons, et s’instruisent davantage ; mais encore faut-il que ces progrès ne s’opèrent pas au détriment d’autres qualités, plus réelles et plus précieuses, qui jadis ont mérité à l’Irlande le nom de « l’Ile des Saints. » Ce sont ces qualités-là que l’Irlande doit surtout s’efforcer de maintenir et de développer. « Jamais elle ne s’accommodera de l’idée moderne qui place tout le bonheur humain, et, par suite, toute l’activité humaine, dans le désir d’une prospérité purement matérielle. Jamais elle ne s’abaissera jusqu’à devenir une nation de ramasseurs d’argent et de chercheurs de plaisir. Même en poursuivant plus qu’elle ne le fait le bien-être et les avantages pratiques, elle conservera son idéal propre. Or, on ne saurait nier que les traditions, les pensées, les instincts, les désirs, les passions même de ce peuple, tendent spontanément vers le surnaturel. Et c’est cette tendance qui doit rester le principe fonda- mental de ses progrès futurs. »

La seconde vérité dont se convainc Luc Delmege est d’ordre plus intime et plus personnel. Le jeune prêtre irlandais s’aperçoit que, sauf de rares exceptions, le rôle du prêtre ne consiste pas à « civiliser » ses paroissiens, en travaillant à les rendre plus instruits et plus laborieux. Si utile que puisse être une telle tâche, celle du prêtre est toute différente. Le prêtre doit être le guide moral de ses paroissiens : il doit leur inspirer l’amour des vertus chrétiennes, en commençant par pratiquer lui-même ces vertus aussi parfaitement que possible. A chaque moment de sa vie, Luc Delmege a rencontré autour de lui de saints