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lui aussi, sait s’accommoder des hypothèses les plus récentes de la philosophie et des sciences. Dans ses sermons, dont le succès va toujours grandissant, il entremêle des citations de Spinoza aux versets de l’Evangile ; il concilie le catholicisme et le darwinisme ; il parle de la nécessité, pour les croyans, d’être « éclectiques « et de faire une part à la pensée nouvelle. Le succès de ses sermons va toujours grandissant : mais les conversions deviennent plus rares, dans la paroisse, et celles qui se produisent sont de peu de durée. Le célèbre écrivain publie un article de revue pour exposer ses vues personnelles sur le catholicisme ; ce sont des vues trop « personnelles «  pour rester orthodoxes, mais l’écrivain laisse entendre qu’elles lui ont été inspirées par la prédication du jeune vicaire irlandais. Et ainsi le malheureux Luc, au moment où il projette une grande campagne de parole et de presse pour la conversion en masse des anglicans à la foi romaine, reçoit l’ordre de s’en retourner dans son île natale. Il est nommé vicaire d’une lointaine paroisse du comté de Limerick ; et son évêque le félicite de cette nomination, qui lui vaudra de vivre en contact avec « l’un des plus saints prêtres de tout le diocèse. »


Luc passa une mauvaise nuit. Soit que l’édredon fût trop lourd, en comparaison de son délicieux édredon d’Aylesburgh, ou que les draps fussent trop rudes, ou bien encore qu’il lui suffoqué par la pesante odeur qui emplissait la chambre, comme si les fenêtres étaient restées fermées depuis des semaines, c’est à peine s’il put dormir quelques heures. À l’aube,— une aube grise d’octobre, il entendit un gémissement dans la chambre voisine, où demeurait son nouveau pasteur. Craignant que le vieillard fût malade, il se leva, et frappa doucement à la porte. Le vieux prêtre lui cria d’entrer. Déjà entièrement vêtu, il s’était mis à genoux devant un grand crucifix noir, et là, comme tous les matins, il épanchait son âme devant Dieu, avec des soupirs et des larmes.

— Je craignais, monsieur, que… murmura Luc.

— Retournez dans votre lit, mon garçon, et attendez que je vous appelle !

Luc s’en retourna dans son lit, tout penaud. Et quand, après le déjeuner, il sortit pour voir le milieu où allait désormais s’écouler sa vie, il grommela tout haut :

— Grand Dieu ! mais c’est la Sibérie, et je suis ici comme un prisonnier en exil !

La matinée était belle. Un brouillard d’argent flottait sur la vallée, prêtant au paysage mille teintes délicates. Mais le brouillard ne parvenait pas à cacher, aux yeux de Luc, la solitude dénudée des champs, l’abandon des tas de loin à demi pourris, la tristesse des montagnes grises, où de monotones torrens traçaient des sillons jaunes. Ça et là, parmi cette désolation, apparaissait la verdure d’une ferme : encore était-ce une verdure bien pelée et bien sale.