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présentent ne cessent pas de s’émouvoir de ces problèmes et de les méditer. Chacun à sa manière, suivant son tempérament propre et sa situation, ils cherchent à réaliser le royaume de Dieu ; ou bien, s’ils oublient un instant le rôle supérieur qui leur est imposé, les événemens se chargent bientôt de le leur rappeler : et toute leur histoire n’est ainsi qu’une sorte d’argument philosophique destiné à développer, sous nos yeux, un idéal particulier de perfection chrétienne. Quant à ce qu’est cet idéal, et à la façon dont M. Sheehan s’efforce de nous le développer, c’est de quoi l’analyse sommaire de son dernier roman, Luke Delmege, pourra tout au moins donner une idée.


Un fils de paysans du sud de l’Irlande, Luc Delmege, vient d’être ordonné prêtre, après avoir remporté tous les prix au séminaire de Maynooth. Il s’en retourne d’abord, pour quelques semaines ; dans son village, où nous assistons aux naïfs élans de joie de ses parens. Sa petite sœur Marguerite s’évertue, sans d’ailleurs pouvoir y parvenir, à ne plus l’appeler que « le Père Luc ; » ses anciens compagnons de jeux viennent lui baiser la main ; le vieux vicaire de la paroisse, désormais, le traite en égal ; et le curé lui-même, qui est pourtant un gros personnage, lui fait l’insigne faveur de l’inviter à dîner. Mais le pauvre Luc ne tarde pas à découvrir la vanité de ses succès universitaires. Au sortir de sa première messe, il apprend qu’une place qu’il espérait obtenir a été donnée à l’un de ses condisciples, qui occupait à Maynooth un rang bien inférieur au sien : tandis que lui, « le premier des premiers, » a été désigné pour une mission de sept ans en Angleterre. Et lorsque, le soir de ce jour, il va dîner chez le curé du village, il constate plus amèrement encore le peu de chose qu’il est. Il ne sait ni saluer les dames, ni se bien tenir à table : il se rend ridicule, avec son mélange de gaucherie et de prétention, avec le pédantisme enfantin de ses argumens ; et un jeune étudiant en médecine achève de lui faire honte en l’interrogeant sur toutes sortes de sujets de science, de philosophie, et de littérature, dont il n’a jamais entendu parler.

Je crains malheureusement que tout cela, ainsi résumé en quelques lignes, ne paraisse bien maigre et d’une portée bien restreinte : mais dans le texte, avec les mille détails précis et colorés que l’auteur y a joints, tout cela forme un petit tableau de mœurs d’une réalité remarquable ; c’est la vie entière d’un village irlandais qui s’évoque devant nous, à la fois très rude et très innocente, pleine d’un charme pénétrant dans sa simplicité.

Luc Delmege va ensuite à Londres, où aussitôt hommes et choses