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l’héritier direct du trône. Surtout depuis la mort de sa femme, la Dauphine Bavière, Monseigneur ne bougeait de chez cette sœur, ou plutôt cette demi-sœur. particulièrement aimée. Il tenait chez elle une sorte de petite cour, et y jouait gros jeu avec ses favoris, Luxembourg, Conti (le beau-frère), Biron et d’autres encore. Tendresse ou politique, l’attachement de la Princesse de Conti pour son frère était si grand qu’elle se laissait imposer par lui la plus pénible de toutes les épreuves pour une femme un peu fière : la présence habituelle d’une rivale par qui elle avait été profondément humiliée. La pauvre princesse avait eu en effet, quelques années auparavant, une aventure pénible que Saint-Simon raconte avec force détails. Elle avait rencontré souvent chez Monseigneur un bel enseigne des gendarmes de la garde, le chevalier de Clermont-Chaste, « grand homme parfaitement bien fait, qui n’avoit rien que beaucoup d’honneur, de valeur, avec un esprit assez propre à l’intrigue… Il en avoit fait l’amoureux ; elle le devint bientôt de lui[1]. » Mais un jour l’amoureuse princesse apprit que le bel enseigne la trahissait, et pour qui ? pour une de ses filles d’honneur, Émilie-Julîe de Choin, « une grosse fille écrasée, brune, laide, camarde » et qui, par-dessus le marché, était « puante. » Des lettres qui lui furent montrées par le Roi ne pouvaient lui laisser aucun doute sur l’infidélité de son amant. Elle chassa sa fille d’honneur avec éclat, et Clermont dut s’éclipser de la Cour, où il ne reparut qu’à la Régence. Mais elle ne put tenir longtemps rigueur à celle que Saint-Simon appelle couramment la Choin. En effet, cette fille, qui avait « de l’esprit, de l’intrigue, du manège, » avait su se rendre agréable et presque nécessaire à Monseigneur. Il ne put s’en passer et voulut la revoir. Elle venait chez lui, à Meudon, d’abord tout à fait en cachette, entrant par les derrières, son paquet dans sa poche, et ne sortant pas de l’entresol où elle demeurait enfermée ; puis, peu à peu, ouvertement et au grand jour. Elle couchait dans le grand appartement, qui était celui de la Duchesse de Bourgogne durant ses séjours à Meudon, et y recevait quelques privilégiés dont le nombre allait croissant, car Monseigneur étant l’héritier du trône et le Roi vieillissant, « toutes les batteries pour le futur étaient dressées et pointées sur elle. »

  1. Saint-Simon, édition Boislisle, t. II, p. 186 et passim.