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la Prusse, et jusqu’au point où il y a profit pour la Prusse, car, s’il pense que tel jour l’opération cessera de rapporter, comme la guerre de Silésie, lorsqu’il tient la Silésie, ce jour-là il arrête les frais, et offre la paix à Marie-Thérèse. Des trois grandes puissances européennes avec lesquelles il fait successivement alliance, il y en a deux, la France et la Russie, en qui l’Allemagne voyait ses ennemies héréditaires, et quand, après le renversement des alliances il va faire la guerre à la France. « Je ne me croyais pas si bon Allemand, » s’écriera-t-il. N’est-ce pas lui, enfin, qui offre un jour à la Russie une terre allemande, la Prusse orientale, pour compenser l’achat éventuel de la Saxe, qui invite Louis XV à occuper le Hanovre en 1755 ; et qui, deux fois en cinq années, appelle des armées françaises dans l’empire d’Allemagne ?

Ce qui est vrai, c’est qu’en élevant la Prusse pendant que s’écroulait pierre à pierre le vieil Empire romain, Frédéric travaillait inconsciemment pour l’avenir et la reconstruction de l’Allemagne. Le contrepoids qu’à la fin de la guerre de Trente ans, l’Autriche ne rencontrait qu’à l’étranger, — l’étranger, c’était la France, — voici qu’elle le trouve au sein de l’Empire, et qu’à la place de cette foule inerte de petits États soutenus par l’étranger, se dresse devant l’Autriche une puissance assez forte pour lui résister, pour la vaincre, et pour refondre un jour l’Empire sur des bases nouvelles. Le Grand Frédéric, dit M. Sorel, a ouvert et tracé de ses mains « toutes les avenues de la Prusse ; » il a bien un peu marqué aussi celles de l’Allemagne. L’Allemagne, après lui, marche dans une direction nouvelle, et ce n’est qu’à Sadowa, — il faut, hélas ! ajouter : à Sedan, — que se dénouera la pièce dont le premier acte s’est joué à Mollwilz,


VI

Vingt ans après la mort du Grand Frédéric, le royaume de Prusse s’effondrait soudain dans l’une des plus effroyables catastrophes des temps modernes : aux yeux des contemporains inconsciens de l’avenir, voilà quel était le résultat de cette politique prussienne de la conquête nécessaire. C’est à la mémoire du roi philosophe que les patriotes allemands s’en prirent alors de leurs espoirs déçus, des désastres de l’Allemagne ; c’est à sa gloire même qu’Ernest-Maurice Arndt vint jeter l’anathème :