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où il a été couché, afin de devenir la ressource des affligés, le soutien des veuves et des orphelins, afin de faire fleurir la religion protestante en Europe, et pour cela ? Pour cela, il faut que nous prenions le Mecklembourg, les pays de Berg et de Juliers, la Prusse polonaise, sans oublier cette Poméranie suédoise qui, réunie à la Poméranie prussienne, « ferait un fort joli effet ! » Vingt ans plus tard, Frédéric est dans l’âge mûr, il fait son Testament politique : second tableau du pays à acquérir, plus ferme celui-ci, plus savant et non moins ambitieux que le premier. Enfin, peu après le partage de la Pologne, voici le roi qui rédige, à l’intention de son successeur, son Exposé du gouvernement prussien ; qui, là encore, développe « les vues d’acquisition qui conviennent à la Prusse, » montrant que, de tous les pays voisins, c’est la Saxe qui « conviendrait » le mieux, et que, pour l’avoir, le meilleur moyen serait de prendre la Bohême, que l’on troquerait ensuite contre les États saxons. Ainsi, à chaque étape de la vie, comme en un examen de conscience politique, il établit le bilan des conquêtes faites et le devis des conquêtes à faire, reprenant et développant toujours sa pensée maîtresse, celle que les Polonais, selon la légende, traduisaient assez spirituellement en ajoutant à la devise de ses armes, Suum cuique, ce seul mot : rapuit.

Dans la grande plaine morne du Nord allemand, l’État prussien, tel que Frédéric le reçoit de son père en 1740, bizarrement découpé, émietté comme à plaisir, n’a ni centre, ni rayon, ni limites : c’est une matière inerte et informe, réductible à néant comme extensible à l’infini, et c’est cette matière-là que Frédéric veut organiser, en la fortifiant et en la serrant au tour d’un noyau qui est le Brandebourg. Par principe, il s’interdit donc toute guerre qui ne serait pas une guerre de conquête ; il s’interdit toute acquisition éloignée, car « un village sur la frontière vaut mieux qu’une principauté à soixante lieues ; » il s’interdit enfin toute aliénation de territoire qui n’aurait pas pour but de substituer une possession voisine à une possession lointaine, comme la Frise prussienne, par exemple, qu’il cherchera souvent à troquer contre le Mecklembourg. Son coup d’essai, un coup de maître, lui donne d’emblée la Silésie ; mais cette première conquête ne fait qu’en appeler deux autres, — les deux principales, — qu’elle rend plus nécessaires que jamais, et avant tout celle de la Saxe. La Saxe, tout le monde le sait, est dans la main de