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« ce grand jeu de hasard qu’on nomme la guerre, » — or, une seule fois en quarante-six ans de règne, de par sa seule volonté, il a déchaîné le monstre. C’est l’année même de son avènement ; il y avait un coup à faire sur la Silésie, il l’a fait, et supérieurement, mais il sait bien que ces coups-là ne se répètent pas deux fois. « Un coup d’éclat comme la conquête de la Silésie, » dit-il dans son testament politique, « est semblable aux livres dont les originaux réussissent et dont les imitations tombent. » — Voyez maintenant, dans sa Correspondance, de 1752 à 1755 surtout, cet âpre désir de guerre qu’il veut faire partager à Louis XV, ces efforts secrets et pressans pour le décider à ouvrir la pièce en appelant les Turcs en Hongrie, en occupant le Hanovre, ou en envahissant les Pays-Bas ; chaque fois, il se réserve d’entrer dans le jeu à son heure et à sa guise, et, quant à entamer lui-même la partie, quant à prendre la banque à son compte, c’est ce dont il se garde comme de la pire étourderie. Profiter de l’occasion, fort bien, mais la créer, non pas : voilà le risque qu’il prend et celui qu’il refuse de prendre. — Témérité, prudence, ces mots-là ne sont pas faits à la mesure du grand Frédéric. Il n’est pas téméraire à proprement parler ; mais il aime le risque et le pratique ; il n’est pas prudent, mais il est avisé et modéré. C’est un spéculateur, mais c’est toujours et en même temps un calculateur.


III

Ce n’est pas que ce spéculateur voie toujours juste, que ce calculateur raisonne toujours bien. Avec tout son génie, Frédéric a fait des fautes : l’art politique, comme l’art militaire, consiste moins à n’en pas commettre qu’à savoir les réparer.

Sa pensée politique est très mobile, justement parce que son imagination politique est très féconde. Comme il ne peut se défendre de toujours combiner des plans dans sa tête, il ne peut non plus s’abstenir d’en changer souvent, et cet homme que nous aimons à nous représenter comme si maître de lui, le voilà, dans la réalité, qui se laisse influencer par des impressions plus ou moins fugitives, par des nouvelles plus ou moins incertaines, lorsqu’elles répondent à son état d’âme du moment ; le voilà qui change de dispositions en même temps que d’impressions ; le voilà qui, impatient de toucher le résultat de ses opérations, quitte nerveusement la place si ce résultat tarde à venir. Il était