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établit son calcul par écrit, dresse une colonne de moyens et une colonne de risques, pèse scrupuleusement ses propres raisons avec les raisons adverses, et s’élève ainsi degré par degré, par des éliminations successives et des solutions partielles, à la conclusion nécessaire et comme mathématique : il faut s’allier à la France et faire la guerre à l’Autriche.

Dans tout cela, qu’il s’agisse de combiner des plans de campagne politique ou de pénétrer ceux de l’ennemi, il n’y a pas de place pour l’intuition ou la spéculation, c’est le raisonnement qui fait tout, le raisonnement méthodique et progressif, sûrement étayé, sagement déductif. Précision et mesure, tels sont les traits déterminans de ses conceptions. Des deux forces divergentes qui se disputent la direction des pensées, il naît une résultante, et cette résultante se développe en une série de conceptions parfaitement précises, positives, mais en même temps restreintes et toujours à court terme. Il y en a pour toutes les éventualités, grâce à cette fécondité d’imagination, mais grâce à cette puissance de calcul, elles restent toujours concrètes, sans rien d’indécis ni d’obscur ; les moyens sont exactement déterminés, et l’objet soigneusement limité, facile d’atteinte. Voyez comme est précis et restreint le but qu’il se fixe à lui-même dans ses deux premières guerres, prendre la Silésie d’abord, prendre ensuite trois petits cercles et deux petites villes du Nord de la Bohême, et comparez cela aux vagues projets de partage de l’Empire auxquels rêvaient dans le même temps les cabinets de Versailles, de Munich et de Dresde ! Jamais, chez Frédéric, on ne trouve de ces systèmes grandioses à vaste échelle, de ces plans gigantesques qu’aimait à composer son frère Henri, par exemple. Son esprit répugne aux rêveries des « visionnaires politiques. « Il les méprise. Il les méprise même un peu trop : quand réussit par hasard l’une de ces combinaisons de haut vol, il se fait prendre au piège, comme en 1756, lors du renversement des alliances, et l’on sait que cette fois-là Frédéric fut bien un peu la dupe de ce « vieux routier » de Kaunitz, sur lequel il devait si brillamment prendre sa revanche quelques années après, au partage de la Pologne. Frédéric s’en tient, quant à lui, à cette vérité d’expérience qu’il énonce dans son Testament de 1752 : « La politique consiste plutôt à profiter des événemens favorables qu’à les préparer d’avance. » L’art suprême est de voir l’occasion, de la saisir quand elle passe, car elle ne passe qu’une fois, mais non pas de