Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et dans les cas tout à fait graves, alors que Frédéric, par nature, penche pour les partis extrêmes, que les généraux favoris, Schwérin, Winterfeldt, Fouqué, ne cessent de pousser à la guerre, les ministres sont les seuls qui fassent entendre au roi la voix de la prudence. On connaît cette scène historique du mois de juillet 1736, où Podewils, étant venu voir son maître à Sans-Souci, le supplia solennellement et une dernière fois de renoncer à son dessein d’attaquer l’Autriche, lui montrant les dangers qu’il voyait s’accumuler sur la Prusse ; où, avec une clairvoyance quasi prophétique, il lui prédit que les premiers succès seraient brillans, mais feraient bientôt place à des revers qui rappelleraient au roi les présages du ministre ; où Frédéric, s’énervant peu à peu, se roidissant dans sa volonté belliqueuse, finit par congédier durement son fidèle serviteur avec ces mots fameux : « Adieu, Monsieur de la timide politique ! » La guerre déclarée, Eichel et Podewils, que désespèrent la confiance, l’optimisme endiablé de leur maître, ne manquent pas une occasion pour lui parler négociations, et Frédéric, d’autre part, s’amuse de leur faiblesse et leur reproche amicalement de voir tout en noir : « N’ayez donc pas tant peur, ne faites donc pas toujours les poules mouillées... » Mais, tout en raillant, il sent bien le service que lui rendent ces serviteurs humbles et dévoués, qu’il tient volontairement dans la coulisse, et qui remplissent dans le mécanisme de son gouvernement la fonction essentielle de modérateurs, de contrepoids automatiques. Fonction ingrate, obscure, mais d’autant plus efficace qu’elle est plus réservée, et plus que jamais nécessaire quand le mécanicien a le caractère vif et les mouvemens brusques. Au roi l’action, à eux la précaution : celle-ci est le complément indispensable de celle-là.


II

Entrons maintenant dans ce fameux cabinet de travail de Sans-Souci, où, chaque matin, levé à cinq heures, frileusement assis dans le haut fauteuil de cuir, le roi philosophe ouvre les dépêches de ses diplomates, dépouille les rapports de ses ministres. Voyons-le réfléchir, penser politique : voyons lutter en son esprit les deux formes accouplées et opposées qui font les cerveaux créateurs, l’imagination et la réflexion.