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même de la lumière, s’estompe et se confond dans une éblouissante pâleur. Et, par contraste avec tout cet effacement, on voit briller, d’un éclat net de diamant taillé, les gouttes d’eau qui jaillissent autour de la barque, qui ruissellent des pagayes, et les gouttes de sueur courant sur les fronts ou les poitrines.

Vers trois heures, nous sortons du Travancore pour entrer dans le petit État de Cochin, sans que rien ait changé sur la nappe d’eau, ni dans les forêts de palmes qui nous suivent depuis le départ. A la fin du jour cependant, sur les deux rives, aussi distantes l’une de l’autre que celles d’un très large fleuve, des villes apparaissent.

A droite, sur la rive la plus proche, c’est Ernaculum, la capitale où le rajah demeure : le long de la lagune, quatre églises syriaques aux aspects de pagode, un grand temple de Brahma, des casernes, des écoles ; tout cela rougeâtre sur la terre rouge, et pas un être humain, pas une barque aux abords. Derrière ces choses pompeuses et mornes, enveloppées de la tristesse des forêts, les habitations des brahmes dédaigneux se perdent dans l’ombre bleuâtre, sous les palmiers envahissans, sous les retombées de lianes et de fougères.

La vie est de l’autre côté, sur la rive de gauche, plus lointaine. Là, c’est d’abord Matanchéri, la ville indienne marchande, aux milliers de maisonnettes dans la verdure ; elle communique pas une baie avec la grande mer, et des barques innombrables y sont au mouillage, barques d’autrefois, à voiles, à mâtures étranges, qui n’ont pas cessé de sillonner la mer d’Arabie, de commercer avec Mascate, d’aller jusqu’au fond du golfe Persique et à Bassorah, porter les épices et les graines. Et enfin, tout au loin, c’est l’antique Cochin des Portugais et des Hollandais, aujourd’hui passé à d’autres maîtres, qui possède un port où les navires modernes viennent souffler leurs fumées noires.

Au milieu de la lagune, à l’écart de ces trois villes si dissemblables, une île boisée vers laquelle ma barque se dirige, sorte de parc aux arbres séculaires ; on y aperçoit, noyés dans la verdure, des escaliers blancs, un débarcadère blanc, un vieux palais blanc. Et c’est là, paraît-il, que j’habiterai, d’après l’ordre du rajah de ce pays, dont je serai l’hôte. — Sur ces pelouses, parmi ces énormes ramures, on dirait quelque demeure de la Belle-au-bois-dormant, tant s’indiquent la vétusté et l’abandon.