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Les palmes, la splendeur monotone des palmes :... On en est excédé et comme inquiété. Savoir qu’autour de soi plus de deux cents lieues de pays disparaissent sous leur enchevêtrement superbe, cause une sorte d’angoisse, forme particulière de ce sentiment que les anciens appelaient l’« horreur des forêts... »

Les palmes, toujours indéfiniment les palmes ! Il y a les aériennes, groupées en plumets, au bout des tiges trop hautes qui se penchent. Il y a aussi les autres, plus immenses encore, celles des très jeunes arbres, qui jaillissent en faisceau de la terre humide et chaude. Et toutes sont si vertes, si fraîchement lustrées ! Au soleil, elles brillent d’un éclat verni, tandis qu’en dessous, les lagunes, à cette heure méridienne, luisent comme des miroirs d’étain.

Dans ma barque, quel excès de vitalité se dépense, sous cette lumière à présent verticale, sous ces rayons qui tueraient des hommes blancs ! Pagayer, pendant des heures, tendre et détendre ces muscles de bras où l’on voit saillir les veines gonflées, et tout le temps chanter, en notes suraiguës, à plein gosier... Par instans, une rage subite les possède, leur chanson devient saccadée, haletante ; ils attaquent l’eau furieusement, l’écume jaillit, des pagayes se brisent. Et alors, sur leur peau sombre, les peinturlures de Shiva achèvent de s’effacer, lavées par la sueur qui coule.

Vers le soir, la lagune à nouveau s’encaisse, entre des berges à pic, sous des retombées de lianes et de fougères. Autour de nous, voici des centaines de barques au repos, et, sur nos têtes, un pont de pierre sculptée. C’est une des grandes villes du Travancore, la ville de Quilon, clairsemée comme Trivandrum au milieu de jardins, et il y a trêve de palmiers pour un temps ; des arbres moins différens des nôtres les remplacent, on voit même reparaître des pelouses, des buissons de roses.

Un large escalier blanc, qui descend dans l’eau, et là-bas une colonnade blanche : c’est la demeure, depuis longtemps inhabitée, m’a-t-on dit, où par ordre du Dewan on a préparé mon repas du soir. Et quand nous y abordons, à la nuit tombante, des serviteurs indiens, en vêtemens blancs comme la maison, accourent sur les marches et me présentent, pour la bienvenue, un bouquet de roses sur un plateau d’argent. Je dois m’arrêter là une heure ou deux, pendant que se reposent mes bateliers.

Après souper, je n’ai plus qu’à songer, dans le jardin solitaire.