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IX

Dimanche 31 décembre. — Au petit jour, quand finit, avec le tapage sinistre des corbeaux, la prière de l’aube au fond du sanctuaire de Brahma, c’est le départ, dans une voiture qui d’abord me mène au « port » de Trivandrum. Une fois de plus, qui sera la dernière, et toujours à cette même heure exquise du soleil levant, je traverse le bois de cocotiers où la ville se cache.

Un vent d’orage a soufflé cette nuit, et la poussière des chemins couleur de sanguine, déposée sur les petits murs de boue et sur le chaume des toits, donne aux maisons, plus que jamais, l’air d’être vues à la lueur de quelque feu rouge, tandis que, partout au-dessus, les palmes, reposées dans la fraîcheur de la nuit, ont des verts presque surnaturels, à reflets d’émeraude. Et il y a, çà et là, des retombées de fleurs, comme des dégringolades de bouquets ou de grappes roses, depuis le haut des arbres jusque par terre.

Des piquets de soldats du Maharajah, qui vont faire la relève du matin dans les différens postes, passent et repassent, superbes sous les armes et sous les turbans. Et des groupes se rendent paisiblement à la messe, — car c’est dimanche aujourd’hui, — les petites filles voilées de mousseline tenant leur livre à la main : presque tous, chrétiens de vieille race, dont les ancêtres ont adoré le Christ plusieurs siècles avant les nôtres. On entend sonner les cloches des étranges chapelles, syriaques ou catholiques, élevées près des temples de Brahma, sous la même éternelle verdure. Et dans l’enchantement de ce décor, on reçoit des impressions de calme, d’ordre, de tolérance, de sécurité.

L’embarcadère. Ce « port » de Trivandrum, bien entendu, n’est point sur l’Océan, puisque l’Océan d’ici demeure inabordable, mais sur la lagune.

Au milieu d’une centaine de barques immobiles, celle qui m’attend et qui appartient au Prince, est une sorte de longue galère à quatorze rameurs, avec une chambre de poupe où l’on peut s’étendre et dormir. Quatorze rameurs manœuvrant des pagayes emmanchées de bambous, et formant comme un ensemble automatique, un merveilleux mécanisme de bronze humain, tout de souplesse et de force.