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pontées du Maharajah, par le Nord, par la voie des lagunes, et mettrai environ deux jours et deux nuits pour arriver au petit royaume de Cochin, où je m’arrêterai un peu de temps. Ensuite, à trente ou quarante heures de voyage au delà du Cochin, je retomberai dans des régions beaucoup plus fréquentées, où passent des chemins de fer, et je rejoindrai la grande ligne de Calicut à Madras.

J’en suis donc à mon dernier soir de Trivandrum, et, plus que de coutume, je m’attarde dans les allées de la ville, où les lampes à huile de cocotier étouffent sous les feuillées sombres, restent impuissantes à percer la nuit des palmes souveraines. Plus encore que dans le jour, on se sent dominé par la vie des plantes, noyé dans la magnificence des choses vertes...

Je m’en vais demain, et je n’aurai presque rien vu, je n’aurai pas pénétré dans l’intimité de l’Inde, je n’aurai rien deviné du brahmanisme dont ce pays est l’un des centres. Tout cela est fermé encore pour nous Européens, même si l’on nous réserve le plus gracieux accueil...

Ma promenade errante me ramène, pour finir, vers la grande rue des marchands, à ciel ouvert, sous les scintillemens d’étoiles, la grande rue droite, qui aboutit là-bas à l’enceinte gardée des palais et des temples. La foule des hommes à longs cheveux de femme s’y agite, à cette heure, aux lumières des lampes antiques montées sur de hautes tiges frêles. Marchands et acheteurs de cuivres repoussés, d’indiennes imprimées, d’idoles, d’images brahmaniques. Milliers de petites échoppes pour la nourriture frugale des brahmes, échoppes de graines, de racines, d’herbages, — grouillantes de torses fauves, de chevelures noires, d’ardens yeux noirs, et éclairées toujours par ces lampes monumentales, à deux ou trois flammes, que supportent des figures de dieux ou de bêtes.

Au lointain de la rue, apparaît le portique de l’enceinte sacrée, et au-delà encore, dans l’axe même, mais dans un recul infini, il y a le grand temple ouvert, dont on aperçoit les profondeurs ponctuées de myriades de petits feux : le sanctuaire de Brahma, l’âme de ce pays rêveur et grave.

C’est tout illuminé là dedans, jusqu’en ces profondeurs aperçues, où se risquent seuls les prêtres ; les lignes de feux y dessinent comme des fuites de nefs, et, au milieu, elles forment une sorte de rosace géométrique, qui doit être un lustre géant ;