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les arbres, contre les pierres, et alors une chaîne de bras nus se forme autour de lui pour le maintenir, jusqu’au moment où il s’affaisse épuisé, immobile, avec un râle…

Et ce Dieu, pour nous si lointain, qu’on adore sous les palmes, à grand bruit de tambours et de musiques sauvages, n’est qu’une autre forme de celui des Brahmes mystérieux, qui adorent en esprit dans le secret du grand sanctuaire.

Et il n’est aussi qu’une autre forme du nôtre… Car il n’y a point de « faux dieux, » et elle est peut-être enfantine la vanité des sages qui prétendent posséder le vrai, savoir de quel nom il se nomme. D’ailleurs Brahma, Jehovah ou Allah, le dieu unique, ou multiple si l’on veut, au fond de l’incommensurable et de l’inaccessible, nous dépasse tellement, qu’un peu plus ou un peu moins d’erreur importe à peine dans nos conceptions de lui. Et sans doute écoute-t-il aussi bien la prière des humbles, non évolués, qui vont dans la forêt, au pied d’un pauvre fétiche à figure verte, hurler leur angoisse de vivre et de mourir…


VI

26 décembre. — Le cri des corbeaux est tellement la base de tous les bruits de l’Inde, qu’on finit par n’y pas prendre garde. Déjà, je ne perçois pour ainsi dire plus, à mon réveil, leur aubade proche et affreuse, succédant à la clameur effacée du temple. Un grand arbre, devant ma terrasse, est chaque nuit un de leurs perchoirs d’élection, un grand arbre dont les fleurs roses, les grappes de fleurs roses imitent en plus large celles de nos marronniers ; jusqu’à l’aube, ses branches restent courbées sous le poids des oiseaux noirs.

Ce matin, à l’heure invariable du soleil levant, dès que s’allume sous les feuillées, sous les dômes de plumes vertes, l’incendie des premiers rayons, je monte en voiture pour aller dans l’enceinte réservée, me présenter à la Maharanie (la Reine).

Le portique franchi, je revois d’abord les saintes piscines, où, comme chaque matin, les brahmes, à demi plongés dans l’eau, font leurs ablutions et leurs prières.

Dans cette ville murée, où je pénètre aujourd’hui beaucoup plus avant que la première fois, il n’y a pas seulement des habitations de princes, au fond de jardins, parmi des palmiers ; il y a aussi des rues bordées d’humbles maisonnettes en terre, mais