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badine, et aussi la plus étrange de toutes, celle que l’on fait pleurer en promenant sur ses cordes une petite chose d’ébène en forme d’œuf. Ces chants toutefois n’ont pas des tristesses si lointaines, ni pour nous si déroutantes, que ceux de la Mongolie ou de la Chine ; nous pouvons presque jusqu’au fond les comprendre ; ils traduisent l’extrême nervosité douloureuse d’une humanité qui s’est beaucoup écartée de la nôtre au cours des siècles, mais qui n’en est pas radicalement différente ; et les Tziganes, — avec un art bien plus brutal, il est vrai, — ont apporté chez nous un peu des mêmes phrases de fièvre.

Les voix humaines m’étaient réservées pour la fin. L’un après l’autre, les tout jeunes garçons délicats, aux belles draperies et aux yeux trop grands, exécutent des vocalises d’une rapidité folle ; leurs voix enfantines sont déjà brisées et comme mourantes ; un homme en turban d’or, qui les guide après leur avoir joué un prélude à donner le frisson, les regarde tout le temps dans les yeux, tête baissée, avec une fixité de serpent qui fascine un oiseau ; on sent qu’il les électrise, qu’il peut s’il le veut forcer jusqu’à tout rompre le mécanisme de leur gosier frêle. Et les mots qu’ils prononcent, dans leurs vocalises en mineur, forment une prière, à une déesse irritée, pour essayer de l’apaiser.

En dernier lieu, c’est le tour d’un grand premier chanteur, un homme de vingt-cinq ou trente ans, à l’air vigoureux, au beau visage. Il va me chanter et mimer les plaintes d’une jeune fille que son amant n’aime plus.

Toujours assis par terre, d’abord il se recueille et son regard s’assombrit. Et puis sa voix éclate ; elle a le timbre mordant des musettes orientales ; en des notes suraiguës, elle reste virile par sa force un peu rauque ; d’une façon poignante et pour moi très neuve, elle exprime l’infini de la détresse. Et le jeu douloureux de la figure, la contraction désolée des mains fines, sont aussi du très grand art.

Cet orchestre, ces chanteurs appartiennent au Maharajah ; on les entend chaque jour dans son palais fermé, au milieu du silence intime, tandis que circulent les serviteurs au pas sourd de félin, qui s’inclinent en perpétuel salut les mains jointes... Oh ! combien doit être loin de la nôtre la rêverie de ce prince, et sa conception des tristesses de la vie, des tristesses de l’amour, des tristesses de la mort :... Mais cette musique distinguée et