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À l’ombre d’un banian, près d’une vieille idole de Shiva, aperçu un personnage en robe violette, à la longue barbe blanche, au profil iranien, paisiblement assis à lire : un évêque ! un évêque syriaque ! À première vue, quelle étrange rencontre, en ce pays des mystères de Brahma !

Cependant, à la réflexion, rien de plus naturel. Le Maharajah du Travancore, je le savais, compte dans son peuple environ 500 000 sujets chrétiens. — Des chrétiens dont les ancêtres avaient ici des églises aux époques où l’Europe était encore païenne : ils se prétendent disciples de saint Thomas, qui serait venu aux Indes vers le milieu du premier siècle ; plus vraisemblablement, ils sont des Nestoriens, arrivés jadis de la Syrie, qui continue de leur envoyer des prêtres ; au moins sont-ils de souche antique et très vénérable, cela ne fait pas discussion. On trouve en outre, dans le Nord du Royaume, des Juifs émigrés après la seconde destruction du temple de Jérusalem. Et personne ne les a inquiétés jamais, pas plus que les chrétiens, car la tolérance religieuse a été ici de tous les temps, et il n’y a point d’exemple que le sang humain ait coulé sur cette « Terre de Charité. »

Ils trottent toujours, nos zébus. Sur le soir, le soleil se voile ; l’air s’emplit, comme à Ceylan, d’humidité équatoriale. Les cocotiers, amis des pluies chaudes, dominent de plus en plus, à l’exclusion des autres arbres ; nous sommes entrés maintenant sous cette voûte infinie de palmes, de grandes plumes magnifiques, qui maintient éternellement dans la nuit verte toute la rive occidentale de l’Inde, toute la côte du Malabar, sur une longueur de plusieurs centaines de lieues. Et, comme nous passons au pied des contreforts de la chaîne des Ghâts, notre ciel s’encombre de cimes rocheuses, de forêts suspendues, de lourdes nuées d’orage.

Après quatre heures de secousses, rythmées au trot de nos zébus, quand devient intolérable la lassitude d’être étendu, je me glisse hors du sarcophage, par la petite lucarne de l’avant, pour aller m’asseoir un moment sur le timon, à côté de mon cocher en posture de singe. La lumière du jour a déjà beaucoup baissé ; sous ces nuages et sous ces palmes, c’est le commencement du crépuscule. Devant nous s’en va, toujours pareil, le tunnel vert des banians de la route ; mais, de place en place, au milieu des bois, apparaissent des choses qui semblent fantastiques,