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il fait clair, trop clair ; cela dépasse à présent nos plus étincelans midis de septembre. Le silence s’est fait partout. Plus de passans dans les sentiers. Les grands éventails sommeillent, et les serviteurs indiens qui les agitaient se sont couchés. Tout se tait et s’immobilise. Seuls, les corbeaux, qui ne font point de sieste, entrent dans ma chambre pour rôder autour de moi ; on n’entend, au milieu de la torpeur des choses, que leurs sautillemens et le bruit soyeux de leur vol... Alors, songeant tout à coup que nous sommes aux approches de Noël, je sens tomber sur mon imagination la tristesse de l’immuable beau temps, la tristesse et comme l’angoisse de l’éternel été...

Maintenant arrivent, l’un après l’autre, les équipages de route qui doivent, en deux jours environ, me mener à ce pays de Travancore vers lequel mon esprit est tendu. Charrettes indigènes, en forme de long sarcophage, où l’on se glisse par l’arrière et où l’on voyage forcément couché, au trot dansant des zébus. Pour ma charrette personnelle, une paire de bêtes blanches, dont les cornes sont peintes en bleu ; pour mes domestiques, des bêtes brunes, aux cornes cerclées de cuivre.

Et, en attendant le baisser du soleil, ils s’étendent sur l’herbe, nos quatre zébus, paisibles, indolens et bons.


II

A trois heures, le départ, sous un soleil encore terrible. Dans ma charrette garnie de tapis et de nattes, trop basse de plafond pour que je songe à m’y asseoir, je m’étends comme un blessé qu’on emporte, et mes zébus aussitôt prennent ce trot sautillant qui, pendant deux nuits, sans trêve, secouera mon sommeil. Mes attelages, bêtes et gens, changeront d’heure en heure, car il y a des relais disposés tout le long de cette route, seule voie de communication par le Sud entre l’Inde orientale où je suis et le Travancore où je m’en vais. Cette heureuse « Terre de charité » n’a pas jusqu’à présent de chemin de fer pour lui amener des parasites et drainer vers l’étranger ses richesses ; du côté du Nord, elle communique aussi avec le petit État de Cochin, au moyen de barques, suivant une série de canaux et de lagunes ; mais elle est par ailleurs préservée de tous contacts grâce à de bienfaisantes défenses naturelles : à l’ouest, une mer sans ports, des plages inabordables où les brisans déferlent, et à l’est, la