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Au trot facile, par une route plane, nous nous en allons à travers le mystère des arbres, sous leurs dentelles noires ; des racines descendent de leurs rameaux étendus pour se rejoindre, des flots de racines comme de longues chevelures. Au-dessus des feuilles, dans les moindres trouées claires, scintillent au ciel des myriades de mondes, tandis qu’en dessous, jusque sur les herbes, voltigent les innombrables petites mouches de feu qui, dans les pays chauds, simulent chaque soir des jeux d’étincelles ; et tous ces scintillemens, toutes ces lueurs se confondent, au point que nous ne savons plus, dans notre course rapide, quelles sont les lucioles, ni quelles sont les étoiles.

Après l’énervante humidité de Ceylan, on revit délicieusement ici, dans un air sec et salubre ; on respire comme durant les belles nuits de nos étés de France et partout les grillons chantent comme dans nos campagnes au mois de juin. Cependant l’on croise sur ces chemins d’étranges passans ; des passans de bronze, qui vont sans bruit, les pieds nus, une mousseline blanche drapée à l’épaule. Et de temps à autre, le son d’un tamtam dans le lointain, ou le prélude gémissant d’une musette, viennent préciser quelle est cette région de la terre, disent l’Inde, disent Brahma, rappellent l’énorme distance.

Des maisonnettes à vérandah, blanchâtres dans les ténèbres des arbres, commencent d’apparaître des deux côtés de la route, — et c’est déjà Tinnevelly, la ville où nous allons. Une silhouette enfin se dessine, au bout d’une avenue de palmiers à tiges frêles qui balancent sur le ciel leurs plumets noirs, une silhouette très particulière et très saisissante : le grand temple ! Sans être encore jamais venu dans l’Inde, on reconnaîtrait cela tout de suite, car des images vous en avaient vaguement appris la forme ; mais on se le figurait moins grand, on ne s’attendait pas à le voir surgir si haut dans le ciel nocturne. C’est un monstrueux pylône, qui doit être fait d’une pléiade de dieux amoncelés, et dont la cime hérissée de monstres se profile en noir sur le poudroiement lumineux des étoiles.

Notre voiture bientôt pénètre sous une voûte de granit, entre des colonnes carrées d’un style lourdement primitif. Et, cette sorte d’avant-corps une fois traversé, quand reparaît sur nos têtes le voile étincelant du ciel, nous nous trouvons en présence d’une enceinte immense, que je n’aurai pas le droit de franchir ; mais le pylône est maintenant devant nous, tout proche ; il surmonte