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qui à certains égards sont les plus intéressans. Pour un jeune homme riche, c’est en somme peu de chose que de passer deux années au régiment ; pour un jeune homme pauvre, ce sera souvent une carrière brisée et rendue impossible. Quant aux familles de l’un et de l’autre, on ne peut pas même les comparer au point de vue des charges infiniment inégales que cette égalité leur fera supporter. M. de Tréveneuc, et après lui, avec plus de force encore, M. le général Billot, ont dit une grande vérité en assurant que la loi proposée, si elle est jamais appliquée, provoquera aussitôt une clameur d’indignation. Son impopularité sera écrasante pour ceux qui l’auront présentée au pays comme un précieux cadeau. Le pays se plaindra d’avoir été dupé, et il l’aura été en effet. On lui a, pendant la campagne électorale, promis le service de deux ans sans lui en dire les conditions : lorsqu’il les verra, il protestera avec véhémence. La loi de deux ans, à l’exemple d’ailleurs de quelques autres, est destinée à n’être populaire qu’aussi longtemps qu’on se bornera à l’annoncer ; elle cessera de l’être le jour où elle sera appliquée. Et alors, oui sûrement, on la retouchera ; mais ce ne sera pas pour revenir au service de trois ans, ce sera pour rétablir en détail les dispenses qu’on aura supprimées en bloc, comme on supprime tant de choses chez nous pour les refaire le lendemain. On rétablira d’abord la dispense des soutiens de famille. On rétablira ensuite celle des instituteurs, dont le recrutement est dès aujourd’hui difficile et deviendra impossible si on leur impose deux années à passer sous les drapeaux. On en rétablira bien d’autres, et nous dirions volontiers qu’on les rétablira toutes, si nous ne devions pas faire une exception pour les séminaristes.

Oh ! ceux-là, une fois privés de dispense, le seront pour toujours. Les autres, non : nous ne sommes pas en peine pour eux, mais nous le sommes pour l’armée. Comment atteindra-t-elle l’effectif de 569 000 hommes, après le rétablissement des dispenses ? Sera-ce avec des rengagemens nouveaux ? Demandera-t-on un sacrifice toujours plus grand à nos finances ? Arriverons-nous peu à peu à une armée composée en majorité de mercenaires ? Les radicaux et les socialistes ne le permettront pas, car tout rengagé est à leurs yeux un prétorien qui déjà les épouvante. Alors, nous n’aurons plus d’armée du tout. Cette conséquence n’inquiète pas M. Jaurès, qui demande des milices, et qui assure que nous y marchons ; mais elle nous inquiète, nous parce que nous ne sommes pas sûrs que M. Jaurès n’ait pas raison, et que la loi nouvelle ne soit pas une dernière étape vers la suppres-