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misérable. Ils sont à peu près quinze mille. Quelques-uns, dans le nombre, se font des gains monstrueux ; deux ou trois mille se tirent d’affaire, et le reste, la multitude, gémit dans les plus bas salaires ; dans les « cachets » de quatre à six francs, quand ils trouvent à les gagner.

Il y a donc tout un prolétariat du « bouibouis, » plus particulièrement aggloméré en certains endroits, comme tous les prolétariats, et l’un de ces lieux est le Café X.., aux environs de la Porte Saint-Denis. Dans ce Café qui est plutôt un marchand de vin, chanteurs et chanteuses viennent aux nouvelles, se donnent des renseignomens, s’indiquent les emplois à prendre, et tiennent, en quelque sorte, leur « Bourse. » Deux salles basses, communiquant par une baie libre, avec un comptoir au fond de la principale, et une petite terrasse sur le boulevard, composent tout l’établissement. Il y a peut-être, à Paris, deux cents petits cafés semblables, et beaucoup d’habitans du quartier Saint-Denis n’ont même, assurément, jamais remarqué celui-là. Tous les jours, cependant, entre quatre et cinq heures, il regorge d’une clientèle singulière, et des groupes bizarres et minables se promènent ou stationnent devant le débit. Les hommes sont habillés d’une façon voyante et pauvre, portent des « complets » gris clair ou café au lait, des « melons » verdâtres ou jaunes, des cravates compliquées ou extravagantes, et des pantalons élimés sur des chaussures éculées. Quant aux femmes, elles ont des pâleurs flétries, des chapeaux d’été en hiver, des fourrures pelées en été, des ceintures tapageuses sur des robes d’ouvrières, des mains de filles qui travaillent, et des restes de fard aux joues. Tout ce monde, dans les deux salles et sur la petite terrasse, s’entasse à y étouffer, et hommes et femmes s’y trouvent absolument chez eux, se lèvent, changent de place, s’interpellent, vont au comptoir, sortent, reviennent s’asseoir. Les uns, à une table, s’expliquent méthodiquement « une affaire, » se montrent des photographies, consultent des indicateurs, prononcent des noms de villes, parlent du maire, du sous-préfet, se questionnent et se renseignent sur des formalités. d’autres écrivent des lettres, d’autres chantonnent un refrain de romance ou de chanson, d’autres jouent aux cartes, d’autres dorment, et les groupes, pendant ce temps-là, continuent, devant la terrasse, à piétiner, tout en causant, dans la boue ou sous la poussière, sous le soleil ou sous la pluie. On y semble encore plus râpé