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premiers travaux d’installation non plus, le vaste local pas davantage, et que les grandes caisses ne furent jamais retrouvées ? Le fameux café à grand orgue, on le pense bien, n’ouvrit jamais, à moins qu’il ne fonctionne aujourd’hui quelque part au delà des mers, où il fait peut-être même fureur, et engouffre chaque soir des foules considérables ! Une idée, dans tous les cas, était venue à cet ancien domestique de mauvais lieu. Et quelle idée ? L’idée d’un café-concert, celle qui vient nécessairement au déclassé des couches inférieures, au vagabond de l’ordre social comme elle pourra venir aussi au millionnaire qui aura gagné ses millions dans un métier décrié, ou au bookmaker qui aura fait fortune aux Courses. Et que représente, d’ailleurs, en tant que patron, un directeur de beuglant ? En général, et d’après tous les témoignages, un tyran bizarre. C’est lui qui demande des « femmes minces, » qui leur impose de « loger, » de « quêter, » de « souper, » de « ne pas entrer dans d’autres cafés, » et de laisser, sur leurs appointemens, les « avances » faites pour leurs bas, leurs toilettes, leurs bottines et leurs chapeaux. Il s’entendent, pour tout cela, lui et l’agent « lyrique, » contre les malheureuses chanteuses, comme deux négriers contre des nègres. Un directeur, en un mot, et d’une façon générale, est un homme qui fait tous les métiers, et tous ces métiers expliquent suffisamment l’exclamation et le geste de notre chanteur : « Oh ! monsieur[1] :... »


V

Entre l’agent « lyrique » qui les exploite en les plaçant, et le directeur qui les exploite une fois placés, le chanteur et la chanteuse de café-concert ne peuvent guère ne pas mener une vie très

  1. Un récent procès, plaidé à la 9e Chambre, a révélé des détails édifians sur le genre de rôle ordinairement joué par les agens dits lyriques, et les directeurs des cafés-concerts. Dans le compte rendu de l’affaire, publié par le Matin du 1er juin 1902, on lit ce passage :
    « C’est un des traits caractéristiques de cette affaire que pas une de ces « artistes » engagées pour la danse n’a jamais étudié cet art. Elles sont toutes plumassières, institutrices, blanchisseuses, couturières, polisseuses, brunisseuses, tout excepté danseuses ! Mais qu’on leur propose de figurer dans un ballet aussitôt, sans étude, sans initiative, elles se rappellent qu’elles sont femmes. Il faut entendre M. Moulin, l’agent théâtral. L’annonce du journal en question ne lui a pas amené moins de soixante-seize jeunes filles. Il donne ce détail trop intéressant : « Les directeurs des cafés-concerts ne demandent que des mineures ; je puis fournir plus de cinq mille lettres dans ce sens. »