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— Oh ! monsieur :...

En général, en effet, un café-concert, on l’a vu, n’est pas seulement une bonne affaire, mais une bonne affaire facile. Les gros établissemens comportent une organisation assez compliquée : un régisseur, un orchestre, un chef d’orchestre, un bibliothécaire. Mais le « bouibouis, » la petite « boîte, » sont d’une exploitation beaucoup plus simple. L’entreprise est possible avec n’importe quoi, à la portée de n’importe qui, et tout individu vague, interlope, discrédité, sans état, vivant du hasard, voilà, la plupart du temps, le directeur indiqué. Il va, selon les cas, du garçon de café qui a des économies au libéré de prison qui veut « se refaire. » Puis, le directeur de « bouibouis » peut devenir celui d’un beuglant moins bas, s’élever peu à peu dans l’échelle des directeurs, arriver aux millions, et finir dans un château, commanditaire d’étincelans bastringues... On n’en pourra pas moins toujours vous dire, lorsque vous demanderez qui il est :

— Oh ! monsieur :...

J’observais, un soir, dans son établissement, le maître d’une de ces « boites » qui pullulent sur certains boulevards. Même sans le bout de serviette qui lui passait sous le bras, on l’aurait facilement reconnu, sur la banquette où il était assis, à sa pose d’homme qui était chez lui. Grand, gros, frais, frisotté, la tête nue, avec une jaquette beige, un pantalon de même couleur, un gilet blanc, et de grosses boules de muscles qui roulaient sous ses manches à l’endroit des biceps, c’était, évidemment, quelque ancien commis de marchand de vin ou quelque garçon boucher. Le piano ronflait. D’une voix famélique, dans un misérable habit noir, un pauvre baryton de barrière chantait une basse gaudriole :


Ah ! ne soyez jamais l’amant d’une chanteuse...


et j’évaluais, en le voyant trôner à sa place, dans son costume beige et son gilet blanc, avec son bout de serviette et sa tête frisottée, les bénéfices de ce « patron. »

Son établissement contenait environ cent cinquante places. Cinquante étaient toujours occupées, et cette cinquantaine d’assistans se renouvelait généralement toutes les heures, de cinq à sept, à l’« apéritif-concert, » puis de huit à minuit, au concert proprement dit. C’était donc, chaque jour, une moyenne de trois