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attachée à ses engagemens. C’est pour cela, sans nul doute, que les Russes se sont tant hâtés de construire leur Transmandchourien. Alors que la partie cis-baïkalienne de la voie ferrée a été construite assez vite, mais sans fièvre spéciale, la partie mandchourienne en a été esquissée avec une rapidité surprenante. Depuis le jour où l’on choisit des ingénieurs pour procéder aux investigations et à la construction, jusqu’à l’achèvement total de la ligne, le mot d’ordre a été : Faites vite ! On avait d’abord proposé la conduite de l’affaire à M. Mikhaïlovski ; mais, comme il ne voulait pas s’engager à fournir la voie dans un délai aussi court que celui qu’on désirait, on lui préféra M. Yougovitch, qui accepta ce délai et tint presque parole. Le long de la ligne, on n’entend partout parler que de célérité, on ne voit apprécier que la célérité, jamais l’économie ni la perfection du travail : cela est caractéristique. « J’ai fait mes ponts plus vite qu’on n’en a jamais fait en Russie, » dit modestement M. L... entre deux cigares. « Il creusera son tunnel plus vite qu’on n’en a jamais creusé, » dit-on de l’énergique et doux M. B..., et, du gros et flegmatique M. K..., on dit : « Dans le temps que les autres employaient à construire une section de voie, il en a achevé trois et a bâti une ville : c’est un malin et un luron ! » Nul, en revanche, ne dit : ceci a coûté moins cher que cela ; ceci est fait plus solidement que cela. La préoccupation essentiellement politique qui a dicté le mot d’ordre : Faites vite, a développé chez les ingénieurs qui l’exécutaient une sorte de fièvre américaine. Au milieu de leurs expansions de Slaves aux appétits extrêmes, ils se répètent à tout propos qu’il leur est nécessaire d’établir, chacun en sa spécialité, un record de vitesse.

Ce calcul d’ailleurs était juste. La ligne existe maintenant : on y circule de bout en bout ; bientôt, la dernière section sera, comme les autres, ouverte à l’exploitation provisoire : on va pouvoir maintenant à loisir la terminer, en corriger les défauts et régulariser le trafic. L’essentiel était d’atteindre le but : le but atteint, aucune concurrence directe n’est à craindre. Supposons en effet que le monopole des mines demandé par les Russes leur soit définitivement refusé, et que, ce qui serait plus grave, la Chine donne des concessions à des Européens ou à des Japonais. La Russie, même en ce cas, aurait sur ses concurrens un immense avantage, puisqu’elle est établie sur les lieux, qu’elle détient les seules voies ferrées existantes, et qu’elle aurait