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voisins et ont été mis en train successivement, il a pu, après l’achèvement du premier, en utiliser immédiatement les charpentes pour commencer le second. Cette heureuse circonstance a diminué ses frais de revient, et lui a permis d’utiliser tout un personnel d’ouvriers bien dressés à ce travail spécial qu’ils venaient de terminer sur l’autre pont. En un mot, les ponts du Mandchourien ne constituent pas une révolution dans l’art de l’ingénieur, mais ils ne sont pas indignes de la grande poussée de travail dont cette ligne a été le théâtre. L’éloge, réduit à ces proportions, n’est pas mince.

Les habitudes d’exagération du jeune constructeur de ponts se retrouvent jusque dans ses appréciations sur les troupes de la garde, l’okhrana. D’après lui, la Compagnie eût bien mieux fait de ne pas demander de soldats, car l’élément militaire n’apporte ici que troubles et méfaits. Si en général les officiers ne valent pas grand’chose, les soldats sont souvent de purs vauriens. Pour illustrer cette opinion, M. L... me conte l’anecdote suivante. Il avait dans sa caisse une somme d’environ 100 000 roubles en petits billets d’un rouble. Un beau jour, la sentinelle qui gardait le bureau disparaît, et l’on constate qu’il manque en caisse 7 8000 roubles. On perquisitionne partout, mais en vain. Le juge d’instruction feint alors de classer l’affaire, mais, au bout de six semaines, il obtient du général commandant, que l’on transfère dans une petite garnison du Sud la compagnie à laquelle appartenait la sentinelle disparue. Les hommes s’apprêtent, se rangent dans la cour avec armes et bagages, et vont partir, quand tout à coup ils se voient cernés. On les fouille, et cette fois, on trouve sur eux la somme de 70 000 roubles ! Comme plusieurs paquets étaient tachés de sang, on supposa qu’ils avaient dû assassiner la sentinelle pour détourner sur elle tout le soupçon... Jolie compagnie, en effet, si l’anecdote est exacte de tous points !


Cependant, nous sommes parvenus au bord du Soungari qu’il faut de nouveau traverser. Le pont, auquel il ne manque plus qu’une travée, doit être livré dans un mois. Des Chinois se saisissent de mes bagages, je les suis et, traversant sur la glace la rivière très basse, nous nous dirigeons vers la rive escarpée où se trouve le train du Sud. Cette fois, je vais faire une centaine de kilomètres dans les conditions ordinaires : avec bien des excuses,