Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ronde à oreillettes fourrées, ils montent de petits chevaux velus revêtus de chabraques écarlates. Ils ont un air dégagé, satisfait, et ne présentent rien qui rappelle l’attitude humble des coolies. Un beau jour, l’un d’eux, figure fine et curieuse, s’approche de moi et me demande en mauvais russe de lui expliquer le maniement de mon Kodak : on eût dit qu’il me connaissait de longue date. A en juger par les seules apparences, on jurerait que la plus franche cordialité règne entre ces Chinois et les Russes. Des commerçans ou des laboureurs chinois traversent la bourgade, juchés très haut sur de tout petits chevaux velus et couverts de givre. Enfin, dans les rues et dans les maisons, on aperçoit des nuées de Chinois : ils sont ici tout ce qu’on veut : cuisiniers, valets de chambre, portefaix, palefreniers, blanchisseurs, barbiers, etc. ; on les voit partout, et partout on entend leur langage aux aspirations nasillardes.

Décidément, rien ne manque à Kharbine : il s’y trouve jusqu’à un parfumeur français. Jeune homme aimable et sans façons, il a connu les jours très durs de l’installation, il a vu le siège, et maintenant, dans une maisonnette étroite et froide, il vend de la parfumerie parisienne, tandis que ses garçons, un Japonais, un Chinois et un Russe, rasent le client... Et l’on dit que les Français ne voyagent point !

La première apparence de la bourgade n’est pas flatteuse, mais, en faisant des visites, on y découvre des homes coquettement installés, des magasins bien achalandés, une librairie, et jusqu’à un hôtel et un café-concert ! Kharbine était le point de mire des acteurs et des actrices rencontrés par moi à Mandjouria. Ce n’est pas en vain que s’est répandue la légende d’une pluie d’or s’abattant dans cette ville bénie sur tous ceux qui favorisent un plaisir ou un luxe. Du bout de l’Europe et des grands ports de l’Extrême-Orient, des hommes et des femmes, des artistes en tous genres, sont accourus, et l’on ne dit pas qu’ils aient subi de trop grosses désillusions. C’est que les traitemens des fonctionnaires sont ici considérables : ce n’est pas sans de sérieuses compensations qu’ils ont consenti à venir risquer leur santé ou même leur vie dans une contrée encore sauvage, et à tenter de construire le chemin de fer dans des délais réputés impossibles. Or, les Russes ne savent guère thésauriser : ils dépensent joyeusement ce qu’ils gagnent, — parfois au delà : — quelle aubaine pour ceux qui savent les exploiter ! Comme dans tous les pays neufs,