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que, dans les engagemens qui suivirent, il chercha ostensiblement la mort : il se fit tuer à Khaïlar, à quelques centaines de mètres en avant de ses troupes. Son corps fut dépouillé et mutilé par les Cosaques. C’était un homme gai, curieux, toujours en éveil et en avant : il nous témoignait beaucoup d’amitié. Le parti civil chinois la perdu, le parti militaire russe l’a tué.

« Nous partîmes escortés par des soldats chinois. La retraite était longue, mais il avait été convenu que l’on éviterait tout sujet de querelle avec eux. Nous nous trouvions dans une vallée très étroite, une sorte de défilé, véritable traquenard dont l’ennemi garnissait les bords, et la moindre rixe eût été le signal d’un massacre général : or, nous étions à peu près sans armes. Quand un soldat dépassait les bornes de la familiarité tolérée, nous nous plaignions à son officier. Ce fut un dur moment de contrainte perpétuelle et d’anxiété. Mais enfin nous atteignîmes la plaine : là nous nous sentions plus à l’aise. L’ingénieur B..., celui-là même qui creuse le tunnel, avait construit en une seule nuit un pont de 60 mètres (il avait 3 000 ouvriers et des matériaux sous la main), et nous pûmes passer sans encombre.

« Vous aurez peine à comprendre le sentiment que nous éprouvions à laisser là notre ouvrage commencé au prix de tant d’efforts. Cependant, au retour, nous n’eûmes pas à constater de dégâts bien considérables. Dans ma section, nous n’avions guère exécuté encore que des terrassemens : les constructions étaient peu nombreuses. Dans nos magasins, les Chinois avaient souillé les vivres, mélangeant par exemple la farine avec du sable et du goudron. Lorsque nous fûmes revenus au bout d’un mois et demi, sous le couvert de la sanglante chevauchée d’Orlov, nous fûmes bien embarrassés, car tout notre personnel ouvrier avait disparu. Enfin, un homme habile réussit à faire à Tien-tsin d’immenses engagemens de coolies, au lendemain même de la tourmente : lorsque nous vîmes paraître le premier groupe d’ouvriers chinois, nous nous serions jetés à leur cou ! »


On devine par ces récits le caractère de l’occupation russe en Mandchourie : c’est l’élément civil russe, ce sont les ingénieurs de la pseudo-compagnie du Chemin de Fer Est-Chinois, qui ont conquis le pays, paisiblement, adroitement ; ce sont eux qui ont établi de véritables liens entre les envahisseurs et les envahis. L’élément militaire, au contraire, moins souple par nature, moins