Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disperses en minces petits groupes tout le long de la ligne en construction. Je donne l’ordre de les rassembler au plus vite. Je commençais à faire élever des retranchemens et à préparer des vivres, lorsque je reçus une dépêche de l’ingénieur en chef m’enjoignant de tout abandonner et de battre en retraite. Il fallait obéir. Par malheur, un télégraphiste avait ébruité la nouvelle et une panique s’était emparée de quelques-uns de nos hommes saisis brusquement d’une folle terreur du Chinois : ils détellent les télègues et, enfourchant les chevaux, s’enfuient, abandonnant famille et camarades. Toutefois, je pus envoyer quelques Cosaques se saisir à temps du gué voisin et l’on ramena les fuyards honteux et calmés. Nous partîmes enfin en bon ordre, emportant nos papiers et notre argent[1]. Dès que nous nous mîmes en mouvement, les troupes chinoises se montrèrent à distance : sans nous harceler le moins du monde, elles se contentèrent d’occuper les hauteurs, puis les constructions de la gare, après que nous les eûmes évacuées.

— Et ils les respectèrent ?

— Tout fut brûlé !

— Même votre maison ?

— Surtout ma maison, « répond mon interlocuteur avec un sourire.

Comme je l’ai su depuis, on dit couramment en Mandchourie que tel grand pillage a été effectué non par les Chinois, mais par les Cosaques sibériens, les Cosaques libérateurs...


Voici, à propos d’un autre centre, le récit d’un second ingénieur : « Mon voisin, le général chinois, lorsqu’il reçut de Pékin l’ordre de nous expulser, ne voulut pas d’abord me laisser partir : il croyait à un malentendu. Du moins, quand il me vit contraint d’obéir aux ordres de mon ingénieur en chef, à qui j’en avais référé, il me donna une lettre pour un de ses collègues, afin de me protéger sur la route, s’il en était besoin. Il me demanda ce que deviendraient les milliers de coolies engagés par nous. Je lui remis devant témoins et contre reçu le prix de leur paye jusqu’à ce jour-là. Cet argent, qu’il distribua d’ailleurs scrupuleusement, devait le perdre, car on prétendit à Pékin qu’il s’était laissé acheter par nous. Ce reproche lui alla tellement au cœur

  1. C’était de l’argent chinois, en lingots, ce qui représente pour une faible somme un poids considérable.