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regarde jouer un petit chat angora qu’elle tient en laisse... Nous attendons...

Étrange public que celui qui s’étouffe dans les deux salles ! Des circulaires publiées par les journaux ont fait savoir que nul ne pourrait se faire transporter sur les trains de travail de la ligne en construction sans une autorisation officielle. Or, ces gens-là, évidemment, sont arrivés ici, pour la plupart, sans autres papiers que leurs passeports : ils passeront quand même. Il y a ici des employés de la Banque russo-chinoise, un baron esthlandais, et un individu maussade incapable de pardonner à l’ingénieur en chef de ne lui avoir pas réservé de wagon. Il y a des employés de chemin de fer : l’un d’eux a été, sur sa demande, déplacé de Tachkent à Kharbine ! Il en est aujourd’hui à son vingt-cinquième jour de voyage : il est « un peu las, » dit-il. Plus loin, un jeune télégraphiste me déclare qu’il s’en va tout à fait au hasard, espérant trouver un engagement sur la route. Un jeune marchand de volailles compte faire des affaires en Mandchourie : en attendant, il s’imbibe de vodka (alcool de grains). Puis ce sont des aventuriers, des chercheurs d’or, des terrassiers, des ouvriers, des paysans, des individus difficiles à pénétrer. Enfin, des chanteurs de café-concert et un mystérieux groupe féminin où se trouvent deux Françaises, attirées comme les autres par le bruit des largesses qui ont fixé dans ce pays les plus hardis et les plus exotiques représentans du monde de la joie. Chaque jour, le train de Sibérie amène ainsi de cinquante à cent individus qui s’engouffrent en Mandchourie : il est intéressant d’apprendre que, sauf des fonctionnaires et des officiers, personne ne revient.

Le train est enfin formé, et les wagons sont ouverts : on les prend d’assaut, et comme les marchepieds sont à 1m, 50 du sol, on a grand’peine à les escalader. Point de porteurs : chacun ici n’existe que pour soi. Cependant l’attrait d’un fort pourboire décide quelques braves gens à nous donner un coup de main, et, lentement, sans relâche, valises, corbeilles et paquets pénètrent dans le wagon, où bientôt plus une place n’est restée libre. Nous nous retrouvons par hasard, les employés de banque, la dame au chat et moi, installés côte à côte sur deux bancs de bois. Faute de mieux, nous passerons le temps à bavarder et à faire la dînette. Chacun de nous a en effet dans ses bagages du pain, du saucisson, du fromage, des conserves, des biscuits, du beurre, de