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appelés bateaux brise-glaces[1], s’effectuait régulièrement, et, sur la rive orientale, le service des trains n’était pas encore désorganisé par l’hiver. Le trajet du lac à Tchita s’effectue en quarante-huit heures environ : le paysage de neige est sévère et fort beau, surtout quand on s’élève sur les croupes des monts Yablonovoï ; on traverse, à 1 000 mètres d’altitude, un très court tunnel artificiel, et l’on redescend dans la plaine dénudée où se dresse une jolie ville de bois, qui est Tchita. C’est ici que commencent les difficultés. La ville possède deux gares, dont l’une, chose rare en Russie, est comprise dans son enceinte : c’est naturellement la plus fréquentée. Or cette gare consiste en deux isbas dont l’une abrite un buffet minuscule et le bureau du télégraphe, tandis que l’autre contient la salle de troisième classe et le guichet des billets. Le soir de mon départ, le train avait cinq heures de retard : ce n’est pas trop en ces parages. Je dus rester à proximité de la gare, car, ici, le train peut survenir brusquement et repartir avant qu’on soit prévenu. Je ne pouvais prendre mon billet d’avance, le chef de gare ignorant s’il y aurait des places libres : s’il ne s’en trouvait pas, j’en serais quitte pour remettre mon départ au lendemain ! Le train parut enfin. Que faire de mes bagages, tandis que j’irais tout là-bas prendre un billet dans l’isba de la troisième classe encombrée par une foule brutale de moujiks, de femmes, d’enfans, de Bouriates et de Chinois, tout cela mangeant et fumant au milieu d’une atmosphère épouvantable ? Nous sommes ici dans un pays où le vol est péché véniel, et les porteurs de la gare, si honnêtes en Russie, inspirent dans ces régions la plus juste défiance. Je pris le parti de m’installer au préalable dans un compartiment et de confier de l’argent à l’un des porteurs pour m’aller prendre un billet : il revint au bout d’une heure, après le second coup de cloche, mais il ne me fit pas tort d’un copek. Cependant, les désordres de Tchita me faisaient mal augurer de ce qui m’attendait en Mandchourie.

Après une nuit pénible dans un wagon luxueux, mais hanté de vermine, me voici enfin parvenu, au 1er décembre, sur l’embranchement qui relie le Transsibérien au Transmandchourien. Le train glisse lentement dans une steppe nue et triste, coupée, çà et là, par de grises ondulations de collines : une vraie désolation

  1. Les Sibériens les appellent ironiquement : brise-eau.