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amie. Tous deux étaient d’excellens juges : mais ni l’un ni l’autre n’avait encore vu une suite de cent soixante vers écrits par Marie Stuart sous le coup d’une grande passion, parmi les soucis du voyage, des affaires, de l’anxiété, et dans l’espace de deux jours : puisque les « sonnets » ont dû être écrits dans l’intervalle du 21 au 23 avril. « Oui, cela est sûr : mais je crois que M. Lang se trompe sur le vrai caractère de l’objection de Ronsard. Certes, la situation particulière où se trouvait Marie Stuart suffirait largement à expliquer l’incorrection prosodique des « sonnets, » et les fautes grammaticales dont ils sont tout remplis : sans compter que les vers authentiques de la reine d’Ecosse sont eux-mêmes fort imparfaits, au double point de vue de la grammaire et de la prosodie. Mais ces vers authentiques ne sont pas écrits dans la même langue, ou plutôt sur le même ton de pensée, que les vers des « sonnets » à Bothwell. Ils sont l’œuvre d’une personne qui, bien qu’elle fût née hors de France, avait été accoutumée à penser en français, tandis qu’il me semble sentir, à chaque vers des « sonnets » en question, une personne qui, tout en sachant peut-être mieux encore le français, était accoutumée à penser en anglais.

La différence n’est point facile à expliquer, mais elle se sent très vivement, pour peu que l’on compare de près, à ce point de vue, les « sonnets » à Bothwell avec, par exemple, ces vers écrits par Marie Stuart, vers 1585, dans sa prison de Tutbury :


Que suis-je, hélas ! et de quoy sert ma vie ?
Je ne suis fors qu’un corps privé de cueur,
Un ombre vain, un objet de malheur,
Qui n’a plus rien que de mourir envie.
Plus ne portez, ô ennemis, d’envie
A qui n’a plus l’esprit à la grandeur !
Et vous, amys, qui m’avez tenu chère.
Souvenez-vous que, sans heur, sans santay,
Je ne sçaurois auqun bon œuvre fayre !
Souhatez donc fin de calamitay ;
Et que, ça bas étant assez punie,
J’aye ma part en la joie infinie !


Voilà des vers d’une forme assurément déplorable, avec le beau sentiment qu’ils servent à traduire. Et cependant, ce sont des vers français, jaillis d’une âme qui, si je puis dire, vivait en français. Leur auteur sentait instinctivement la musique des mots français, cette musique que personne ne peut jamais sentir que dans une seule langue. Et, sans cesse, les phrases même les plus incorrectes, dans ces vers, ont une allure française.