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personnel d’hôpital et de Salpêtrière. Mais on n’entre pas dans un livre comme on entre dans une clinique et on ne lit pas un roman comme un tome de la Gazette médicale. À la clinique, on s’attend à rencontrer des malades ; dans les traités spéciaux, on s’attend à trouver la description de cas morbides ; c’est ce qu’on y est venu chercher. Ce qu’on cherche, au contraire, dans l’œuvre des romanciers c’est ce qu’aussi bien ils ont promis d’y mettre, les résultats d’une large et impartiale enquête, le tableau de la société telle qu’elle est. Comment ne pas voir alors que le but est manqué, que l’enquête est viciée, que l’image est faussée ? Toute société, si saine qu’elle soit, a ses blessés et ses infirmes : elle en fait le compte, elle ne leur refuse ni ses secours ni sa pitié, mais elle ne peut s’hypnotiser dans la contemplation des maux qui, par bonheur, ne sont que les maux de quelques-uns ; elle ne cesse pas de se mouvoir afin de se mettre à l’unisson de ses ataxiques, et ne se condamne pas aux ténèbres sous prétexte que l’un des siens est atteint de photophobie : elle continue d’aller, de lutter et de vivre. Elle tient à l’écart et loin de notre vue ses malades, car elle sait que de toute sorte de manières le spectacle de la maladie est mauvais et dangereux. Or, ceux que toute société organisée tient à l’écart, ce sont ceux que le roman naturaliste a fait venir sur le devant de la scène : ce qui, dans la réalité, est à l’arrière-plan, c’est ce qu’il a eu soin de mettre au premier plan ; ce qui est l’exception morbide, c’est ce dont il a fait le tout de notre société. Les romanciers naturalistes nous donnent à juger de l’organisme tout entier par ses parties malades : leur déposition est celle d’un voyageur décrivant une ville dont il n’aurait visité que les hôpitaux et les maisons de fous. Le résultat a été celui que l’on sait : à force de ne peindre que des névrosés, ils ont fait croire à l’universelle névrose ; à force de ne présenter que des dégénérés, ils ont contribué à répandre la théorie de la dégénérescence contemporaine. Et, de la sorte, ce n’est pas assez de dire qu’ils ont détruit les proportions, renversé les rôles et faussé l’ensemble ; mais, en outre, ils ont diminué d’autant la valeur et la portée de leurs études, qui, en devenant de plus en plus spéciales, ne cessaient de devenir plus vides d’intérêt humain !

Voici une dernière conséquence des mêmes erreurs initiales. Au spectacle de nos misères et de nos déchéances, une tristesse nous étreint, tristesse qui n’a en soi rien de noble et de généreux, mais qui est bien plutôt déprimante, étant faite delà honte que nous éprouvons à nous reconnaître dans un portrait désobligeant. De là vient cette impression d’amertume, de malaise et de dégoût de l’humanité qu’on