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vaste étendue n’est elle-même qu’un point insensible dans l’immensité de l’espace. » Il n’y avait pas si longtemps encore que Buffon, dans son Histoire naturelle, prenait l’homme pour point de départ de ses classifications. Quoi d’étonnant que la littérature se conformât à l’exemple qui lui était donné par les savans eux-mêmes ?

Jusqu’au XIXe siècle, ce qu’on avait appelé du nom de science ce n’étaient guère que les mathématiques ; mais voici qu’avec Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, ce sont les sciences naturelles qui s’organisent, et leur objet, l’étude des êtres vivans, rejoint celui de la littérature. La discussion sur « l’unité de composition organique, » où Gœthe intervient, s’impose à l’attention de tous. C’est d’elle que s’inspire dix ans plus tard Balzac, dans sa Préface de la Comédie humaine, pour comparer l’humanité à l’animalité et assimiler le travail du romancier à celui du naturaliste. « Il n’y a qu’un animal. Le Créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend la forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences... Sous ce rapport la société ressemble à la nature. La société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différens qu’il y a de variétés en zoologie ?... Il a donc existé, il existera donc de tout temps des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. » Une conception analogue inspirera à Leconte de Lisle ces lignes de la Préface des Poèmes antiques : « L’art et la science, longtemps séparés par suite des effets divergens de l’intelligence, doivent désormais tendre à s’unir étroitement, sinon à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure, l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée. C’est à la science de lui rappeler le sens de ces traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. » Et vers la même époque Flaubert écrit dans le même sens : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science. elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique... Jusqu’à présent on a fort peu parlé des autres. Le roman n’a été que l’exposition de la personnalité de l’auteur... Il faut pourtant que les sciences morales prennent une autre route et qu’elles procèdent comme les sciences physiques par l’impartialité. Le poète est tenu maintenant d’avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire.