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le réel, tout en le laissant entièrement reconnaissable ; il l’élève et le transporte, par la magie d’un langage supérieur, dans cette région lumineuse et sereine qui constitue l’art, et dans laquelle l’intelligence redit, avec la tranquillité de la vision, ce que le cœur a ressenti dans le trouble de la passion[1]. »

Mozart enfin, dont le témoignage n’est peut-être pas le moins recevable, Mozart a bien connu la nature ainsi que le pouvoir de la musique, et de sa musique à lui, quand il écrivait à son père : « Bien cher papa, je ne puis pas écrire en vers : je ne suis pas poète. Je ne puis pas distribuer les phrases assez artistement pour leur faire produire des ombres et des lumières : je ne suis pas peintre. Je ne puis pas non plus exprimer par des signes et des pantomimes mes sentimens et mes pensées : je ne suis pas danseur. Mais je puis le faire avec des sons, car je suis musicien[2]. »

Musicien en cette acception du mot, pour ainsi dire éthique ou sentimentale, Mozart le fut autant qu’en toute autre. Un des hommes qui l’ont compris le mieux, Grillparzer, ne l’a pourtant pas compris tout entier quand il a écrit ces lignes que nous citions récemment et qu’on nous permettra de rappeler : « Le musicien d’opéra qui se conformera le plus facilement aux paroles du texte est celui qui compose mécaniquement sa musique. Au contraire, celui dont la musique possède une vie organique et comme une nécessité fondée en soi, celui-là ne peut manquer d’entrer promptement en conflit avec les paroles. Il y a dans chaque idée mélodique une loi de formation et de développement qu’un génie vraiment musical regarde comme sacrée, comme intangible, et qu’il ne sacrifiera jamais au bon plaisir des mots. » Paradoxe en ce qui touche la musique en général, cette doctrine est, envers la musique de Mozart, une flagrante injustice. Le principe intérieur et nécessaire, la loi et la vie organique de la mélodie, Mozart n’a jamais rien sacrifié de tout cela, qui fait la beauté ; mais l’action, le sentiment et la parole même, en un mot la vérité, celle-là non plus, il ne l’a jamais trahie.

Autant qu’un grand musicien, tout simplement, il est un grand musicien de théâtre, et cette antinomie que signalait Grillparzer, le propre du génie de Mozart et je dirais volontiers

  1. Gounod, Don Juan.
  2. Lettre du 8 novembre 1777. Traduction de L H. de Curzon.