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souvent l’objet de touchantes effusions sous sa plume. Nous avons vu déjà quelle place tiennent en son cœur le souvenir de sa mère et celui de sa seconde femme. Voici une délicate analyse sentimentale qui surprend chez un homme à ce point absorbé par le labeur quotidien, et poursuivi par le souci du pain de chaque jour.


O toi, dit-il dans sa belle prose à l’accent biblique, ô toi qui possèdes père ou mère, épouse et enfans, frère, sœur ou ami, savoure chaque heure de leur présence auprès de toi. Savoure-les comme l’enfant le fait du pot de miel qui lui fut donné, lentement, et avec précaution, jusqu’au fond du vase, et jusqu’à l’épuisement complet : afin que la jouissance en dure plus longtemps, et que rien ne soit perdu de ce suc embaumé. Oh ! savoure ainsi le temps de votre réunion, goûte de la sorte à leur amour. Une seule nuit peut-être, et ils ne seront plus, et tu les contempleras d’un œil fixe, tandis que, peu à peu, l’amère vérité se fera jour en ton âme. Tu les a perdus : et, qui sait ? peut-être pour toujours ? Alors tu croiras t’éveiller d’un songe : tu comprendras ce que tu possédais et ce que tu n’as plus, et que tu as été si immensément stupide de savourer à la légère le vase de miel de leur vie d’amour. Tu penseras alors qu’ils vont reparaître, aujourd’hui ou demain, et tu épieras les passans, afin de reconnaître, parmi eux, tes absens.


Wagner a encore sur l’usage qu’il convient de faire de la prospérité des pages remarquables, qui dévoilent un cœur tendre et fier, trop souvent froissé par les rigueurs du sort. S’il demande à Dieu du bonheur, il faut, dit-il, par une belle métaphore, que ce soit un bonheur (c sans maître, » c’est-à-dire qui ne revienne pas en bonne justice à quelque autre ; car il ne voudrait pas d’une joie payée par le renoncement d’autrui[1]. Et voici un pittoresque avertissement sur l’accueil à réserver aux événemens heureux de la vie[2].


Cette félicité que tu entrevois prochaine, ne la saisis pas d’une main trop hâtive et trop impétueuse, car elle pourrait alors s’éloigner de toi. Ainsi le pourvoyeur de l’étable s’approchant, tout chargé de foin, du râtelier qu’il va garnir, est parfois gêné par les mufles avides, et ne peut déposer la nourriture en son lieu. Il la retire donc tout à fait, pour un instant, et montre d’abord un solide bâton.


Gardons-nous enfin d’oublier le prochain aux heures favorables. Un bonheur qui nous échoit doit être considéré comme une somme d’argent qu’il faudra restituer par annuités[3].

  1. I, 32.
  2. Présens votifs, p. 40.
  3. Ibid, p. 116.