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les créatures, il en est un d’une nature toute particulière, et qui mérite un rapide examen. Son éducation chrétienne l’a conduit après quelques autres, par une invincible association d’idées, à une conception inattendue : celle de la Rédemption des animaux.

Schopenhauer avait agité déjà ce bizarre problème, et signalé un obscur passage de saint Paul qui semble s’y rapporter. — On lit dans l’épître aux Romains (VII, 19-24) : « Aussi les créatures attendent-elles avec un grand désir la manifestation des enfans de Dieu... dans l’espérance qu’elles seront elles-mêmes affranchies de cet asservissement à la corruption, pour participer à la liberté et à la gloire des enfans de Dieu. » Sans nous essayer dans l’interprétation de ces lignes, nous rappellerons que le philosophe de Francfort, les renforçant par une citation de son mystique favori, maître Eckhard[1], y voyait une confirmation de sa thèse métaphysique sur la Négation de la Volonté de vivre. — Si, en effet, la Volonté, essence des choses, est renfermée tout entière, indivisible, en chacune de ses manifestations sensibles, Il suffit qu’un individu vivant se rachète, en se niant, pour racheter avec lui tout ce qui vit, et même tout le monde sensible. Dans sa jeunesse, Schopenhauer acceptait, sous forme dubitative il est vrai, cette conséquence logique de son enseignement.

Je crois pouvoir admettre, dit-il, que, avec la plus haute apparence de la Volonté qui est l’homme, le monde animal s’éteindrait, ainsi que les demi-teintes s’évanouissent dans la pleine lumière. La connaissance étant supprimée complètement, le reste du monde s’évanouirait aussi de lui-même dans le néant : car, sans sujet, il n’y a pas d’objet.

Plus tard, quand le succès fut venu au penseur solitaire, deux naïfs cadets autrichiens lui écrivirent pour lui soumettre leurs scrupules à ce sujet. Ils lui demandaient, si, niant en eux-mêmes, suivant ses préceptes, la Volonté de vivre, ils n’entraîneraient pas le monde tout entier dans les abîmes métaphysiques ? Mais ils durent se contenter pour toute réponse de l’assurance que la question, étant transcendante, échappait aux investigations de l’intelligence humaine.

Il n’est pas besoin de ces subtilités philosophiques, pour amener les âmes naïvement chrétiennes au rapprochement qui

  1. Well als Wille, I, 488-489.