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d’un gouverneur de province, défendait de dérober leur lait aux vaches, parce que cet acte constitue évidemment une grave injustice à l’égard du veau. De toute antiquité, d’ailleurs, la doctrine védique de l’identité de notre âme individuelle, l’Atman, avec l’âme universelle ou Brahman, a conduit ses fidèles à regarder tout ce qui vit comme composé d’une même essence. Une formule mystique, à ce point solennelle qu’elle porte en sanscrit le nom de Grande Parole, résume cette conviction métaphysique. « Tat twam asi, » littéralement : « Tu es cela ; » telle est l’exhortation qu’il faut s’adresser à soi-même à la vue de chaque animal, afin de conserver présente à l’esprit l’identité de notre être et du sien.

Je ne saurais m’attarder à vous faire ici un exposé historique complet des rapports de l’homme avec la bête. Sachez seulement que, là encore, Schopenhauer fut le plus efficace intermédiaire entre la pensée hindoue et l’âme occidentale, prétendant réveiller en nous sur ce point les vieux instincts aryens assoupis. Vers la fin de sa vie, surtout, il s’est vivement prononcé pour la protection des animaux : et, avec la passion qu’il apportait d’ordinaire dans ses attaques contre l’Ancien Testament, il exprimait volontiers son dégoût pour la prétendue cruauté de la Bible en ces matières ; il flairait là plus qu’ailleurs le fœtor judaïcus, la mauvaise odeur de judaïsme, qui exaspérait ses nerfs malades à la lecture du livre saint. Dans son dernier ouvrage, il reproche avec indignation au Créateur d’avoir abandonné tous les animaux au pouvoir de l’homme « sans même lui recommander de les bien traiter, ce que fait cependant, sans y manquer, tout marchand de chiens qui se sépare d’un de ses élèves. » Un autre passage de l’Écriture agitait aussi particulièrement sa bile. Le Juste, est-il dit dans les Proverbes de Salomon (XII, 10), prend pitié de son troupeau.

« … Prend pitié ! s’écrie notre censeur, quelle expression déplacée ! On prend pitié d’un malfaiteur, d’un coupable, mais non pas d’un brave animal innocent, qui nourrit son maître, et n’en reçoit qu’une maigre pitance en retour. Prend pitié ! ce n’est pas de la pitié, c’est de la justice qu’on doit aux animaux[1]… »

Plus loin, afin de stigmatiser l’inconscience qu’apportent certains hommes dans l’exercice des pires barbaries, il offre une

  1. Parerga, edit. Reclam, II, p. 388 et suivantes.