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encore propres à la reproduction, put éviter de les livrer lui-même aux mains des bourreaux, ces infortunés durent nécessairement en passer par là tôt ou tard, dès que leurs nouveaux maîtres y trouvèrent avantage, et ne les utilisèrent plus autrement. Le poète ne saurait donc faire une loi générale de sa délicatesse de cœur, sinon par la prédication d’un strict végétarisme, qu’il reconnaît lui-même impossible. Ses scrupules de vendeur auront donc satisfait la tendresse de son âme ; mais de semblables exemples, comme on le dit au collège en présence de certaines licences des classiques, sont plutôt à admirer qu’à imiter : magis admiranda quam imitanda.

Il va beaucoup plus loin par instans, et nous allons voir en lui le poète égarer singulièrement le prédicateur de morale pratique. Tout d’abord, dans son amour universel du monde animal, il ne songe pas assez que, les animaux se dévorant entre eux, tout ménagement exercé vis-à-vis des espèces carnassières prépare une aggravation de souffrances aux races inoffensives. Les Présens votifs nous offrent une pièce qui, à ce point de vue, n’est pas sans laisser le lecteur un peu perplexe :


J’avais dans mon jardin des sarcleuses : et voici qu’une petite araignée, traînant avec peine ses œufs enfermés dans un sac (c’est la coutume de certaines espèces), s’enfuit sous leurs pas avec angoisse. Ne l’écrase pas du pied, ô sarcleuse, n’es-tu pas mère toi-même, comme cet insecte hideux et méprisé ? Épargne-le donc : de peur que Dieu n’écrase tes enfans en retour[1].


Outre que la menace est vraiment exagérée, on songe malgré soi à l’opinion des mouches, amies du bramine, qui leur prépare de la sorte une nouvelle génération de persécutrices.

Mais voici qui est plus grave encore pour un cultivateur, et pour un administrateur avisé de son bien. Lorsque, dès la préface de son premier recueil, Wagner parle de fonder une communauté de propriétaires, dont les champs seront un asile pour les bannis et les persécutés, où nul piège, nul poison ne menacera les petits gourmands, on imagine tout naturellement que l’auteur songe aux passereaux inoffensifs qu’il nourrit durant l’hiver. Cependant, ailleurs, comme nous l’avons vu, il y joint expressément les souris, mortes de faim dans le piège ; elles se dresseraient un jour contre leur bourreau[2]. En une autre

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  2. III, 39.