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yeux l’édition de 1786 : le traducteur a travaillé, dit-il, pour retirer de l’ignorance « ce grand nombre de personnes oisives qui ne pensent que d’après les autres » ; elles vont enfin participer aux nouvelles que le philosophe, « ravi en esprit dans une société du ciel, » leur apporte de ce pays-là. Nos libertins sont repris d’une crise de foi et d’enthousiasme : ils croient à tous les annonciateurs de merveilles.

Leur crédulité est excusable. Comment démêler le vrai du faux, dans ces années où la nature découvre aux hommes éblouis des forces et des principes qu’ils avaient ignorés jusqu’alors ? Galvani coudoie Mesmer : les premières secousses du fluide électrique viennent à point, elles font éprouver un frisson nouveau à des nerfs épuisés par l’abus de la vie. Lavoisier décompose les élémens dans son alambic : pourquoi Cagliostro ne tirerait-il pas du sien l’élixir vital ? Jenner prolonge l’existence en supprimant le plus meurtrier des fléaux, celui qui mettait en coupes réglées la famille royale, dans ce palais de Versailles. Montgolfier donne aux imaginations exaltées l’espoir de monter au ciel, Franklin y capte la foudre. Mais qu’est-il besoin de monter au ciel ? Il va descendre sur la terre. Jean-Jacques leur a conté l’idylle vertueuse de l’humanité nouvelle, il a persuadé ceux qu’il faisait pleurer. Les héros de la liberté reviennent de l’Amérique émancipée, ils en rapportent le rêve d’une république fraternelle. Partout des idées en ébullition, nulle part cette solidité des mœurs publiques qui modère la force explosive des idées et en facilite l’assimilation.

C’est trop de commotions à la fois pour des cerveaux affaiblis par l’excès de la vie sociale, par les raffinemens du luxe et du plaisir. Entre les encyclopédistes, les physiocrates, les théosophes, les physiciens, les faiseurs de projets, les réformateurs de tout poil, nos gens ne savent plus à qui entendre. Ils entendent du moins, ces privilégiés, les soufflets retentissans que tant de mains appliquent sur leurs joues ; ils s’en amusent, ils y applaudissent. Avec cette folie du suicide qui est la caractéristique des sociétés finissantes, les Almaviva de Versailles jouent sur leur théâtre, à Trianon, ce Figaro qui les fustige et que le Roi fait interdire à Paris. Sarabande macabre, cacophonie de voix aiguës qui appellent dans les nuages ou sortent de dessous terre : le royaume de France ressemble à l’île de Prospero, quand les esprits aux ordres d’Ariel y troublent l’air de mille sons discords