Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une sorte de connétable d’Espagne. Et sans doute n’eût-il pas péri si misérablement, au coin d’une rue, dans un guet-apens.

Était-ce donc pour en venir là, au guet-apens dressé au bas de la calle del Turco, qu’il avait subi toutes les épreuves, couru tous les risques, renié ou dissimulé toutes ses convictions, incliné toutes ses fiertés, et bu toutes les humiliations ; tantôt matelot, tantôt bouvier, tantôt domestique ; arrêté, condamné, perpétuellement sur le qui-vive ? Car, des formes diverses de la conspiration, il n’en est pas de plus hasardeuse que le pronunciamiento, qui exige une préparation si difficile ; qui demande tant de prestige parce qu’il en dévore tant ; qui veut tant de monde dans le secret qu’il est presque impossible de n’être pas trahi à l’un des trois momens où toute conspiration menace d’échouer, avant, pendant ou après ; qui, lorsqu’il réussit, se détourne si promptement, se déborde si aisément lui-même ; et qui fonde une si détestable école, jette une si redoutable semence. Toutes ces épreuves, tous ces risques, toutes ces humiliations, tous ces abandons, tous ces sacrifices, souvent pour rien ; toujours pour rien, quand on n’est pas soi-même ou qu’on n’a pas derrière soi un homme d’Etat autorisé, avec une politique, un programme, un personnel, une constitution, une administration, en un mot une organisation toute prête. Il se peut que ce soit une transition, jamais un régime ; un moyen, jamais une fin. Souvent beaucoup de mal pour rien ; toujours beaucoup plus de mal que de bien. C’est, déduite de la vie et de la mort de don Juan Prim, — lequel fut un maître de l’art, — la philosophie du pronunciamiento, qui dispense peut-être d’en faire la théorie ; et c’en est en même temps la morale, si l’on consent qu’il puisse en avoir une.


CHARLES BENOIST.