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et l’on a dit de lui qu’il les avait toutes. La vérité est entre ces deux extrêmes : il en eut beaucoup certainement, mais il ne les eut pas toutes ; il en eut d’assez vulgaires, il en eut de très hautes, il n’eut pas la plus haute. Ou, pour ainsi parler, il n’eut pas la volonté de toutes ses ambitions, la volonté de sa dernière ambition. Il eût été roi, s’il l’eût bien voulu. Mais, s’il le voulut un instant, il ne le voulut que mollement, et comme s’il ne le voulait pas. Il fut de ces hommes à qui il suffit qu’on dise deux qu’ils auraient pu, et qui, pour eux-mêmes et pour les autres, aiment mieux cette illusion que la réalité. Ou bien préféra-t-il, au contraire, être plus qu’un roi, sous un roi qui ne serait que par lui ?

Comme sa vie et comme sa mort, sa figure garde quelque chose d’indécis et d’imprécis, de flottant et de troublant. Il est pétri de faiblesses et de contradictions. Il méprise le peuple jusqu’à le traiter de « morceaux de bête, » et pourtant il ne peut se passer de l’adulation populaire. Ce n’est pas le Prince, ce n’est pas l’Homme fort. À propos de Prim, on a cité César. L’honneur est trop grand. Ni comme capitaine, ni comme politique, il n’était de cette taille. Certes il faut rendre hommage, comme capitaine, à sa bravoure, et comme politique, sinon à sa constance, au moins à sa ténacité. Mais il lui manqua de gouverner les événemens, de ne se point laisser gouverner par eux, de penser et agir d’ensemble, d’être tendu vers un but certain et utile.

Des combats et des blessures par dizaines, huit pronunciamientos en quatre ans, et cinq ou six exils ; enfin, la chance favorable et le ministère, la dictature, une royauté défaite, une royauté refaite ; oui, mais tout cela ne fait pas une œuvre, et il n’y a de vrais ouvriers que ceux qui font une œuvre. Ses quatre ans de pronunciamientos valurent à l’Espagne, qu’il prétendait servir, six autres années de désordre et d’anarchie. Militaire, il désorganisa et démoralisa l’armée ; politique, il désorienta et égara la politique. Pourquoi ? Pour qu’au bout de ces dix ans d’insurrection et de révolution, l’Espagne dégoûtée et déchirée rappelât les Bourbons qu’il avait chassés et eût en 1874 Alphonse XII, qu’elle aurait pu avoir en 1868. Même à ses intérêts strictement privés, cette longue rébellion ne profita guère. Il eût été sans elle tout ce qu’il fut par elle : capitaine-général, ministre de la Guerre, le bras armé du roi, l’épée de la monarchie,