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en 1873, quand le duc d’Aoste, aussi fatigué de l’Espagne que l’Espagne l’était de lui, et redisant en son cœur les mots amers du Florentin sur cette « nation ingouvernable, » reprit le chemin de l’Italie ? Mais qui n’est qu’un homme et compte sur le temps, compte sans son hôte, sans son maître, sans la Fortune ou sans Dieu. Le jour même où don Amédée s’embarquait à la Spezia pour venir ceindre la couronne, — 27 décembre 1870, — Prim sortait des Cortès, et, rentrant au ministère de la Guerre, à l’angle de la rue d’Alcalà et du Paseo de los Recoletos, avait fait prendre à son coupé l’étroite et tortueuse calle del Turco, qui débouche juste en face. Il en était à cinquante mètres, lorsque tout à coup, à l’endroit le plus resserré, deux charrettes barrent le passage. L’aide de camp qui accompagnait le général met la tête à la portière, et, entre les voitures, aperçoit des gens qui s’approchent, vêtus de blouses et armés de tromblons. Il crie. Les vitres du coupé volent en éclats, brisées par une double décharge. C’est une boucherie. Prim est inondé de son sang. Il est criblé, haché ; huit balles dans l’épaule et le côté gauches, la main droite broyée, l’index arraché...

Un peu plus tard, comme don Amédée traversait Albacete, et que la population se pressait pour le voir, un ouvrier le salua en ces termes : « Vive le roi, le fils du général Prim ! » Mais le 30, au soir, au moment même où l’on signalait en vue de Carthagène l’escadre qui apportait à l’Espagne son roi, le défaiseur et refaiseur de rois, le « père » de ce roi, don Juan Prim, comte de Reus et marquis de Los Castillejos, était mort, en d’atroces souffrances, d’une de ces morts tragiques qui closent et qui scellent les destinées extraordinaires :


Ad generum Cereris sine cæde et vidnere pauci
Descendunt reges, et sicca morte tyranni.


On usa sept juges d’instruction et six juges suppléans sans pouvoir apprendre d’où venait le coup. Plus de cent personnes furent inculpées, parmi lesquelles des fédéralistes, le chef de la police secrète de Serrano, un ancien secrétaire particulier du Duc de Montpensier, d’autres encore. On ne trouva rien. Après trente ans passés, il reste du mystère sur cette mort comme il reste de l’énigme dans cette vie. Pourquoi, ayant deux fois, et surtout une fois, touché au trône, n’y monta-t-il point et ne s’y assit-il pas ? Prim a dit de lui-même qu’il n’avait pas d’ambition,