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dire l’avènement, regardait au-dessus d’elle et, en voyant ces éloignemens successifs, les attribuait à l’ambition déçue, aux jouissances de la richesse et, ce qui est plus grave, au dédain de ses souffrances. Dans les rangs pressés d’une société qui vit de travail, je ne sais s’il existe un plus grand danger que le mépris qui monte d’en bas vers l’inactivité d’en haut.

L’exagération est flagrante. Assurément, il est, parmi ceux qui possèdent, des égoïstes : quelle est l’agglomération humaine qui n’en compte pas ? mais, en regardant de près, que de gens honnêtes, bien intentionnés, que d’hommes de bonne volonté, qui, étant tous exclus de la participation aux affaires de la nation, effrayés des passions d’une démocratie qui les repousse, s’abstiennent, s’écartent et demeurent au détriment de notre pays des forces perdues ! Il est des noms, je le sais, qui font exception, des hommes qui méritent le respect ; il en est qui passent leur vie à provoquer autour d’eux des initiatives ; mais que de collaborateurs inconnus pourraient susciter nos lois si elles étaient libérales ! Quelles réserves d’activité, d’intelligence, de dévouement ! Que d’esprits naturellement généreux qui, au lieu d’user de leur propre liberté, s’aigrissent dans l’inaction !

Ce n’est pas l’agitation des politiciens, ce n’est pas la lutte des partis, ce ne sont surtout pas les divisions de sectes et de races, ni le lamentable cortège des haines religieuses qui préparent la prospérité d’une nation ; ce sont les souffrances allégées, les misères secourues, les associations fécondes ; ce sont en un mot les services rendus, qui, en appliquant dans sa plus large mesure la loi chrétienne de l’amour envers nos semblables, — qu’elle se nomme charité, fraternité ou solidarité, — formeront des hommes, multiplieront les contacts, corrigeront l’envie qui est le mal des démocraties, et seront seuls capables de resserrer les liens qui font les sociétés fortes et libres.


GEORGES PICOT.