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chose publique. Et, pour cela, il faut que les institutions et les lois leur offrent le moyen de s’y intéresser. S’ils sont prêts à exercer le devoir social dans toute son étendue, si, dans chaque village, dans chaque bourg, dans chaque quartier d’une ville, se rencontrent un certain nombre d’habitans disposés à se dévouer à l’intérêt général, il n’y a pas à s’alarmer des destinées du pays. L’inquiétude n’est légitime que si les hommes se détournent de ces tâches volontaires, s’ils se reposent de toutes les œuvres publiques sur les fonctionnaires rétribués, s’ils leur abandonnent une à une toutes les fonctions de dévouement, tous les actes d’initiative et de propagande, s’ils prennent l’habitude de se détacher de tout, d’abdiquer tout devoir. Si, ne se souciant pas d’être des « citoyens actifs, » dans le sens de nos vieilles constitutions, ils se contentent de laisser agir autour d’eux les délégués de l’Etat, ils ne devront s’en prendre qu’à leur propre lâcheté, quand ils s’apercevront trop tard qu’ils n’ont plus de place dans une société qu’ils n’ont pas su servir.

C’est ce que souhaitent, ce que favorisent, ce que guettent en quelque sorte les démagogues. Toutes les lois qu’ils projettent sont tournées vers ce but. Créer des caisses publiques, les faire administrer par des fonctionnaires, les alimenter par des retenues obligatoires, étouffer l’épargne, paralyser l’initiative privée et, avant de l’interdire, la décourager, substituer partout à l’individu le mécanisme, à la libre volonté l’action inévitable d’un chiffre ou d’une date, faire entrer les règlemens dans le domicile du citoyen, l’assujettir, lui, sa femme et ses enfans, à une série d’obligations légales, transformer l’homme en une pièce d’une grande machine, se saisir de l’enfant pour le soumettre à l’instruction intégrale : voilà les avant-coureurs du régime d’uniformité qui ferait de la société une vaste caserne et qui supprime de nos lois et de nos mœurs jusqu’au mot de liberté.

Pour qui observe à fond l’état actuel des Français, il apparaît aux deux extrémités de l’échelle sociale un fatal malentendu.

Les classes supérieures, qui autrefois avaient le privilège de gouverner, semblent avoir perdu tout ressort d’action le jour où elles ont senti le gouvernement leur échapper. Chaque révolution, 1830, 1848, 1852, a été le signal de retraites collectives qui ont privé la France d’une partie de son sang. Pendant que ce phénomène se produisait au sommet de la société, la foule, dont chacune de ces dates marquait l’ascension et pour mieux