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nation, entre le peuple et les sages et, comme cet accord leur paraissait être la condition de l’union des hommes entre eux, ils se croyaient en droit de les accuser « de haïr le genre humain. »

On voit donc qu’ici encore Tacite se laisse par momens entraîner aux préjugés de son temps. N’en soyons pas trop surpris, puisque presque personne ne parvient entièrement à leur échapper. Il est vrai que c’est Tacite, et que d’ordinaire on se le figure plus indépendant de son milieu, plus ferme dans ses sentimens que le commun des hommes. Mais il faut se rendre à l’évidence. Les études que nous venons de faire montrent qu’il est au fond comme tout le monde, et que, s’il résiste parfois aux opinions communes, souvent aussi il leur a cédé.

Est-ce une raison de croire que ses jugemens sur les Césars et le césarisme lui aient été tout à fait dictés par les préventions et les rancunes des coteries qu’il fréquentait ? Avant de l’affirmer, il est nécessaire de se poser une question et de la résoudre. Comme on ne peut communiquer aux autres que ce qu’on a soi-même, on doit se demander d’abord si cette société, dont on prétend qu’il n’est qu’un écho docile, se composait véritablement d’ennemis intraitables du régime impérial, décidés à ne trouver dans toute l’histoire des Césars que des fautes ou des crimes, de partisans résolus du gouvernement ancien, et qui travaillaient de toutes leurs forces à le rétablir ; en un mot, si elle a pu inspirer à Tacite les sentimens qu’on lui reproche. C’est bien ce qu’on dit ordinairement, mais il faut savoir si l’on a raison de le dire.


Gaston Boissier.