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troupes auxiliaires levées dans les pays conquis prennent une importance dangereuse, et il ne manque pas de gens qui disent que, « dans l’armée romaine, il n’y a de bon que ce qui n’est pas romain. » Le tableau qu’il trace de la société civile est encore moins rassurant. La vieille noblesse a presque disparu, et ce qui en reste vit d’expédiens ; un Sempronius Gracchus est brocanteur en Sicile ; un Pollion fabrique de faux testamens un Aurélius Cotta, un Valerius Messala, un Hortensius, tendent la main à l’empereur. Ce qui est plus grave, les esclaves augmentent sans cesse, tandis que disparaît la plèbe libre. Les affranchis ou fils d’affranchis occupent les meilleures places « Ils se sont telment accrus que, si on les mettait à part, les autres seraient effrayés de leur petit nombre. » Ces maux, que Tacite signale avectant de force, sont ceux sous lesquels l’empire a succombé.

Il est bon sans doute de voir les choses comme elles sont ; c’est, on vient de le montrer, un des grands mérites de Tacite ; mais ne les a-t-il pas vues quelquefois pires qu’elles n’étaient ? On le lui a reproché, avec raison, je crois, et c’est en cela que son pessimisme, qui le servait tout à l’heure, lui a été contraire. Le désir de lire jusqu’au fond des cœurs, la crainte d’être dupe, la mauvaise opinion qu’il avait des hommes, le poussent à chercher, dans leurs actions les plus simples, des intentions cachées et subtiles. Il les soupçonne facilement de quelque noirceur. Dès le début des Annales, cette tendance se révèle. Auguste choisit Tibère pour lui succéder : ce n’est pas qu’il ignorât ses vices ; « il voulait se faire valoir par le contraste. » Dans son testament, il conseillait à son successeur de ne pas faire de conquête nouvelle « on ne sait pas si c’était prudence ou jalousie, » et ainsi de suite. Ce qu’il faut admirer, c’est qu’étant dans ces dispositions d’esprit, il n’ait pas ajouté foi plus souvent aux méchans bruits qu’on avait tant de plaisir à propager et qu’il devait avoir tant de penchant à croire. Nous avons vu que, la plupart du temps, il les conteste, mais on sent bien que, pour leur résister, il lui faut lutter contre lui-même, et que, s’il cesse un moment de se surveiller, il sera entraîné à les admettre[1]. C’est une faiblesse

  1. J’en puis citer une preuve bien curieuse. On racontait que, dans les derniers temps, Néron, pour se débarrasser de Sénèque, avait essayé de le faire empoisonner par un de ses affranchis. Tacite a reproduit cette accusation, qu’il a trouvée dans quelques mémoires contemporains, sans la confirmer ni la combattre : quidam tradidere (Ann., XV, 45). Mais, quelques chapitres plus loin, le soupçon se tourne en certitude. Il nous dit que ce prince se décida à user d’un moyen plus violent, « puisque le poison n’avait pas réussi (XV, 60). » Voilà bien un exemple de cette lutte qui se livre chez lui entre la raison et le naturel. La raison le retient quand il est en présence des documens ; le naturel l’emporte dès qu’il s’en est éloigné.