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Tacite est donc un pessimiste, mais le pessimisme n’est pas toujours un danger pour un historien. S’il peut quelquefois l’égarer, il peut aussi le servir. Tacite lui doit une de ses plus grandes qualités, cette perspicacité qui l’empêche de se laisser prendre aux apparences et lui fait voir les choses comme elles sont. Elle n’était pas sans mérite à une époque où le gouvernement tenait à paraître ce qu’il n’était pas, où, selon le mot de Mommsen, les noms ne correspondaient plus aux choses, ni les choses aux noms. Parmi ces obscurités, Tacite a vu clair. Il n’est pas de ces naïfs qui prenaient au sérieux ces étiquettes de liberté, qu’on avait soigneusement conservées pour tromper le public. Caligula, dans un de ses caprices, ayant destitué les consuls, sans se presser de les remplacer, Suétone fait remarquer, avec une gravité un peu comique, « que la république fut trois jours sans gouvernement. » Tacite parle d’un autre ton ; il se moque de Tibère, qui, à propos d’un jugement qu’on voulait différer, invoquait le respect des lois, le salut de la république, les droits du consul Varron, « comme s’il pouvait être question des lois en cette affaire, que Varron fût vraiment un consul, et le gouvernement de Tibère une république » Voilà la vérité. Un des grands soucis de ces princes était de faire croire que tout était pour le mieux sous leur autorité, que Rome ne regrettait rien dans le passé, qu’elle n’avait jamais été plus heureuse du présent, plus assurée de l’avenir. Cette Felicitas temporum, qu’on affirmait effrontément dans les documens officiels, à laquelle on rendait presque un culte, personne ne pouvait se permettre d’en douter : c’était un devoir d’être joyeux, et l’une des raisons qu’on avait de se méfier des chrétiens, c’est qu’ils refusaient de prendre part aux fêtes publiques et qu’on trouvait à leur gravité des airs de tristesse. Tacite ne s’est jamais laissé prendre à ces dehors de prospérité il a vu les maux intérieurs dont on souffrait et n’a pas hésité à les dire. À ceux qui vantent l’état florissant de l’Italie, il répond en montrant des villes comme Tarente et Antium, qui sont dépeuplées. On est fier des victoires remportées par les légions, et il s’en réjouit comme tout le monde ; cependant, là aussi, il aperçoit quelques raisons d’être inquiet. Les révoltes qui éclatent dans l’armée, à l’avènement de Tibère, montrent à quel point l’indiscipline s’y est glissée ; les soldats qu’on recrutait à Rome, et qui étaient autrefois les meilleurs, ne sont plus que des brouillons qui se croient toujours au cirque ou au théâtre ; les